Emplies d’eau, les feuilles creuses de la Sarracénie pourpre constituent un piège mortel pour les insectes. Ceux-ci, attirés par des odeurs produites par la feuille, viennent accidentellement s’y noyer. C’est le point de départ d’une véritable chaîne alimentaire que des chercheurs de l’Université de Fribourg étudient à l’aide de modèles mathématiques.
Et pourquoi les fleurs ne raffoleraient-elles pas elles aussi d’un bon morceau de viande? Pas vĂ©gĂ©tarienne pour un sou, la SarracĂ©nie pourpre (Sarracenia purpurea) consomme, quand la mĂ©tĂ©o le permet, un bon cuissot de moustique. L’évolution l’a en effet dotĂ©e d’un piège d’autant plus diabolique qu’il semble inoffensif. Ses feuilles, en forme de trompettes dressĂ©es, lui permettent de recueillir ±ô’eau de pluie et de rosĂ©e. Par l’odeur de la plante allĂ©chĂ©s, quelques insectes s’y fourvoient et, fatalement, finissent par s’y noyer. Leur cadavre n’est pourtant perdu ni pour les micro-organismes qui s’en dĂ©lectent ni pour la science.Micro-cosmos
Dans ±ô’eau pullulent en effet très vite des bactĂ©ries qui, Ă la façon des piranhas, vont attaquer les insectes noyĂ©s. La SarracĂ©nie, elle, va se nourrir du produit de cette dĂ©gradation. Mais Ă vrai dire, plus que la plante elle-mĂŞme, c’est cet Ă©cosystème qui intĂ©resse l’équipe du Professeur Louis-FĂ©lix Bersier: «La moindre goutte recèle une vĂ©ritable chaĂ®ne trophique, s’exclame la post-doctorante Sarah Marie Gray, il y a des cadavres que mangent des bactĂ©ries qui, elles mĂŞmes, servent de nourriture Ă des protistes, des organismes unicellulaires.»
±Ę°ůĂ©±ôè±ą±đłľ±đ˛ÔłŮ in situ et analyse en laboratoire
La SarracĂ©nie, plante introduite en Suisse Ă la fin du XIXe siècle, apprĂ©cie particulièrement les lieux humides. Les biologistes de l’UniversitĂ© de Fribourg en ont repĂ©rĂ© cinq sites situĂ©s entre 600 et 1400 mètres d’altitude. Sur place, les pieds enfoncĂ©s dans la tourbe, ils prĂ©lèvent, Ă l’aide de pipettes, ±ô’eau – le bouillon de culture, devrait-on dire – qui s’est accumulĂ©e dans les feuilles des sarracĂ©nies. Ce liquide est ensuite analysĂ© en laboratoire. Les yeux rivĂ©s sur le microscope, la doctorante Samantha Coinus identifie et compte les micro-organismes, un travail qui requiert une extrĂŞme minutie: «Je procède Ă une dilution en cascade jusqu’à n’avoir plus qu’un seul organisme par goutte. Je place ensuite cette solution dans un incubateur.» Dans une prochaine Ă©tape, les chercheurs utiliseront ces Ă©chantillons pour crĂ©er de petites communautĂ©s – de minuscules Ă©cosystèmes, en somme – dont ils observeront l’évolution de la structure et de la dynamique dans le temps.

Sarah Marie Gray et Rachel Korn en train de prĂ©lever ±ô’eau de la sarracĂ©nie.
De la poésie de la prairie aux arabesques des mathématiques
Loin de coller les fleurs dans des herbiers, les «écologues» de l’UniversitĂ© de Fribourg Ă©tudient ensuite les interactions entre les organismes prĂ©sents dans ±ô’eau de la SarracĂ©nie. «A l’aide de modèles mathĂ©matiques dĂ©veloppĂ©s par mon collègue Rudolf Rohr, nous cherchons Ă comprendre comment ces populations parviennent à ‹cohabiter› sans que l’une ne fasse disparaĂ®tre l’autre par sa prĂ©dation ou sa compĂ©tition», explique Louis-FĂ©lix Bersier. Ces modĂ©lisations permettent Ă©galement de tester les effets de diffĂ©rents scĂ©narios climatiques en manipulant la tempĂ©rature. «Nous avons observĂ©, explique le Professeur Bersier, qu’un rĂ©chauffement influence nĂ©gativement la relation entre biodiversitĂ© et productivitĂ© de la biomasse.» Un constat qui pèse son poids de protistes après un Ă©tĂ© aussi caniculaire! «C’est ce qui est fascinant, conclut la biologiste Rachel Korn, une goutte d’eau prĂ©levĂ©e sur une SarracĂ©nie nous permet d’émettre des hypothèses sur des problĂ©matiques qui se posent Ă l’échelle de la planète».