Sociologie – Alma & Georges /alma-georges Le magazine web de l'Université de Fribourg Mon, 26 May 2025 09:18:27 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.3.5 Gastromancie ou l’art de la divination culinaire /alma-georges/articles/2025/gastromancie-ou-lart-de-la-divination-culinaire /alma-georges/articles/2025/gastromancie-ou-lart-de-la-divination-culinaire#respond Mon, 26 May 2025 08:31:31 +0000 /alma-georges?p=22279 Vous les avez peut-être aperçus sur le campus de Pérolles. Dans leur carriole, deux comédiens de la compagnie Cécile D. ont questionné les étudiant·e·s de passage sur leurs habitudes alimentaires. Forts du soutien de deux sociologues de l’Université, Camille Piller et Daniel Jeanloz ont mis au point une nouvelle technique d’entretien, tout en douceur, la gastromancie.

Comme pour échapper aux premiers rayons qui frappent le campus de Pérolles, une étudiante, intriguée, pénètre dans une remorque ressemblant à s’y méprendre à un food truck miniature. Coincé derrière une petite table, Daniel Jeanloz, comédien de la Compagnie Cécile D, l’y accueille chaleureusement avant de lui tirer des cartes. Avec sa collègue Camille Piller, il a concocté un nouvel art divinatoire: la gastromancie. «C’est une mise en scène qui nous permet de cuisiner à feu doux les participant·e·s afin de découvrir leurs habitudes alimentaires», explique avec malice Daniel Jeanloz.

Slow soul food
L’entretien débute à l’extérieur de la carriole par une conversation conviviale arrosée de sirop. Les participant·e·s sont ensuite convié·e·s à remplir un «gastrogramme» où figurent plusieurs questions, dont «quel plat vous met en joie? quel met vous révolte?». Les réponses servent de base à la séance de gastromancie qui, elle, se déroule à l’intérieur de la carriole. Daniel Jeanloz, qui incarne un voyant, révèle à la personne qui le consulte ce que son destin lui mijote. Ce protocole particulier permet de facilement faire ressortir des histoires, des anecdotes autour de l’alimentation. Les deux comédiens, véritables maïeuticiens de l’âme, comptent en extraire la substantifique moëlle qui servira de base à leur prochain spectacle.

Théâtre et sociologie
Au bénéfice d’une bourse du Service de la Culture de Fribourg, Camille Piller et Daniel Jeanloz ne se trouvent pas à Pérolles par hasard. Ils ont choisi l’Université de Fribourg comme lieu de résidence artistique. Souhaitant explorer la problématique de l’alimentation, ils ont contacté Murielle Surdez et Lucien Delley du Département de sociologie. «C’est allé au-delà de nos espérances, rigole Camille Piller, nous avons été littéralement submergés d’informations. Tout le monde doit s’alimenter, c’est donc un sujet tentaculaire, économique, ethnologique, etc. Il existe même des «food studies»!

Daniel Jeanloz accueille votre serviteur dans sa carriole.

Cette rencontre entre théâtre et sociologie avait aussi pour but de mettre au point des méthodes d’entretien novatrices, d’affiner leur « extralucidité », en somme. Et c’est ainsi qu’ils ont eu l’idée de mettre sur pied des séances de gastromancie, durant lesquelles ils apprêtent les participant·e·s avec mille précautions, la cuisson lente étantÌý la signature culinaire de la Compagnie Cécile D. «Un questionnaire à la mode des sociologues manque de convivialité et une interview d’humanité, relève Camille Piller, notre protocole, grâce à sa théâtralité, permet de se mettre à table en douceur.» Cette approche originale a particulièrement séduit Lucien Delley, sociologue à l’Université de Fribourg. Loin de trouver incongrue la rencontre entre son monde et celui du théâtre, il y voit la possibilité de «reconfigurer les modalités d’enquête ethnographique et considère le théâtre comme une médiation entre la science et les publics qu’elles cherchent à interroger.»

Plus méticuleux qu’un chef étoilé, les deux comédiens ont encore fait appel aux conseils de Charlotte Curchod, recueilleuse de récits de vie. «Je leur ai expliqué comment faire pour que la rencontre se passe au mieux, mais je dois dire que l’espace d’accueil qu’ils ont créé, la carriole en particulier, créer une intimité et permet, très vite, à la parole de se développer.»

On ne joue pas avec la nourriture
Derrière l’aspect théâtral et comique de la mise en scène, les deux comédiens ont très vite remarqué que la nourriture, et plus particulièrement notre rapport à la nourriture, provoque des émotions qui sont loin d’être anodines. «Lors de mon premier entretien, une personne s’est confiée sur ses problèmes d’anorexie, se remémore Daniel Jeanloz. J’ai tout de suite pris conscience de ma responsabilité et décidé qu’il ne fallait pas pousser le jeu trop loin.»

Mais le contexte s’est véritablement avéré propice à la confidence. Testé sur une trentaine de personnes, les séances de gastromancie se sont avérées extrêmement prolifiques! «Souvent, on nous raconte des histoires autour d’un plat ou un repas de famille qui évoque avec nostalgie le passé, le temps où tout le monde était réuni, raconte Daniel Jeanloz, mais on aborde aussi très vite des thématiques touchantes, sans rapport direct avec la nourriture.» Le comédien se souvient de cet étudiant qui se demandait quand enfin il serait heureux, de cette autre étudiante qui lui demandait, à lui le mage, comment elle doit se comporter avec une personne qui ne l’aime pas. «Les gens se mettent très vite à table, constate Daniel Jeanloz, ce qui me rappelle d’ailleurs que je dois vraiment mettre au point un costume pour rappeler aux participant·e·s que ce n’est que du théâtre!»

De la nourriture pour un prochain spectacle
La Compagnie Cécile D compte bien utiliser tout le matériel récolté au cours de cette résidence artistique à l’Université de Fribourg pour créer un spectacle itinérant, sa spécialité. «Cela pourrait prendre la forme d’un spectacle de rue agrémenté d’un repas canadien, imagine Camille Piller, et, grâce aux anecdotes glanées durant cette phase préliminaire, les spectateurs et spectatrices pourront s’y reconnaître.» La succession des services n’est pas encore connue, mais une chose semble certaine: cela sera de la cuisine concoctée avec amour par deux toques du cru avec des anecdotes savoureuses issues du terroir fribourgeois.

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Un festival pour se questionner et échanger sur les méthodes de recherche en sciences humaines et sociales /alma-georges/articles/2024/un-festival-pour-se-questionner-et-echanger-sur-les-methodes-de-recherche-en-sciences-humaines-et-sociales /alma-georges/articles/2024/un-festival-pour-se-questionner-et-echanger-sur-les-methodes-de-recherche-en-sciences-humaines-et-sociales#respond Mon, 02 Sep 2024 11:38:02 +0000 /alma-georges?p=20770 Les 7 et 8 novembre 2024, l’Université de Fribourg accueillera la 11e édition du Festival suisse des méthodes qualitatives. Présentations, ateliers, débats et échanges figurent au programme de cette manifestation qui se veut résolument pluridisciplinaire. Intitulée «Quoi de neuf? Continuités et renouvellement», elle réunira une centaine de spécialistes, de jeunes chercheurs·euses et d’étudiant·e·s, issus·e·s des sciences humaines et sociales. Les inscriptions sont encore possibles jusqu’au 8 septembre.

Quoi de neuf? A l’heure où tous les secteurs d’activité semblent pris dans un mouvement de frénésie inarrêtable, la question paraît presque incongrue. C’est pourtant elle que le Festival suisse des méthodes qualitatives a choisie pour l’intitulé de sa 11e édition: «Quoi de neuf? Continuités et renouvellement». La manifestation se tiendra à l’Université de Fribourg (Unifr) les 7 et 8 novembre prochains et réunira une centaine de participant·e·s de différents domaines des sciences humaines et sociales. Il y sera question de big data, d’intelligence artificielle, d’observations en ligne ou encore de méthodes audiovisuelles.

«L’évolution des méthodes de recherche est constante», relève Esther González Martínez, professeure de sociologie à l’Unifr et co-organisatrice de la manifestation. «Mais les nouvelles technologies, qui ont pris toujours plus d’importance ces vingt dernières années, modifient nos pratiques. Nous devons réfléchir à ce qu’elles nous amènent, à ce qu’elles permettent de plus et à ce qu’elles ne pourront pas résoudre.»

Deux conférences plénières
Que devient le qualitatif quand les données offrent la possibilité de tout quantifier? Peut-on mesurer le deuil, décrire une ambiance de travail ou appréhender la relation avec un client avec des chiffres uniquement? Ces questionnements seront au centre de l’une des deux conférences plénières du festival, dont l’intervenant sera Jean-Sébastien Vayre, maître de conférences en sociologie à l’Université Côte d’Azur. L’autre conférence plénière s’intéressera à l’étude de l’expérience vécue, ses défis méthodologiques et ses perspectives. Géraldine Rix-Lièvre, professeure des Universités en sciences et techniques des activités physiques et sportives à l’Université Clermont Auvergne, exposera sa manière de documenter l’expérience des acteurs à l’aide de dispositifs audiovisuels.

15 ateliers interactifs et une table ronde
L’une des spécificités de cette édition du Festival suisse des méthodes qualitatives réside dans la possibilité de se confronter à plusieurs méthodes, le temps d’ateliers s’étendant chacun sur une demi-journée. Sur inscription, ces ateliers, réservés à un nombre limité de participant·e·s, permettent un contact rapproché avec les intervenant·e·s.

Lors de la création de la manifestation en 2011, ses responsables avaient choisi la forme du festival, plutôt que celle du congrès ou du colloque, pour offrir justement un contexte plus propice aux échanges, à la mise en pratique et à la convivialité. «Nous avons pensé ce festival comme un moment de formation et de partage», ajoute Esther González Martínez. «Les ateliers favorisent les rencontres et apportent le côté pratique, l’expérience directe de la méthode et la mise en commun des connaissances.»

Les méthodes abordées vont des forums citoyens à l’observation ethnographique en ligne en passant par la photo-élicitation ou encore l’entretien mobile. «Il est même possible de travailler sur des données et des questions concernant ses propres recherches, à proposer en amont des ateliers choisis», souligne Esther González Martínez.

Dernier temps fort du festival, une table ronde réunissant quatre spécialistes proposera d’élargir encore la discussion sur la thématique et de la nourrir des contributions d’un public dynamique et intéressé.

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Le 11e Festival suisse des méthodes qualitatives se déroulera du jeudi 7 au vendredi 8 novembre 2024. Il aura lieu à l’Université de Fribourg, dans le bâtiment Pérolles 21 (PER21) au boulevard de Pérolles 90.

 

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Free-speech – La parole à Aurianne Stroude /alma-georges/articles/2023/free-speech-la-parole-a-aurianne-stroude /alma-georges/articles/2023/free-speech-la-parole-a-aurianne-stroude#respond Tue, 25 Jul 2023 13:39:09 +0000 /alma-georges?p=18688 Entre science et engagement, du labo à la rue, du terrain de recherche au monde, qui peut dire quoi? Aurianne Stroude, lectrice au Département de travail social, politiques et développement global, partage son point de vue sur la liberté de parole des scientifiques.

Aurianne Stroude

De manière générale, toute vérité est-elle bonne à dire?
Il me semble que pour répondre à cette question il faut distinguer le travail scientifique, c’est-à-dire la production de connaissances, et les rapports interpersonnels. Pour ce qui est du travail scientifique, il est nécessaire et utile de diffuser les connaissances produites même, et peut-être surtout, si elles vont à l’encontre de croyances communes ou de connaissances tenues pour vraies jusque-là. Cette diffusion permet le débat, la discussion, la confrontation et, dans l’idéal, la validation de ces connaissances qui peuvent alors être tenues pour «vraies» à un moment précis et dans un contexte donné. Cela implique aussi l’obligation pour les scientifiques de replacer toute connaissance dans son contexte de production et la nécessité d’expliciter son propre positionnement. Pour ce qui est des rapports interpersonnels, l’enjeu est différent et dépend probablement de chaque situation, mais là aussi il me semble qu’il s’agit de considérer le contexte et la temporalité.

Sur quoi portent vos recherches?
Je suis lectrice en travail social et chercheuse en sociologie de la transition écologique. Mes cours portent sur les méthodes participatives et collaboratives auprès de différents publics, les pratiques d’empowerment et d’autonomisation dans le travail social et la méthodologie de la recherche. À côté de ces enseignements, je m’intéresse à la transformation des modes de vie vers ce qu’on nomme aujourd’hui la sobriété. J’ai terminé ma thèse de doctorat en 2019 sur les trajectoires et les représentations des individus qui essayent de vivre plus simplement. Depuis, j’ai travaillé plus spécifiquement sur la transformation des imaginaires en lien avec le futur, les représentations du temps, la décroissance et les inégalités sociales en lien avec la transition écologique. J’ai eu la chance de participer également en 2021-2022 à un grand projet européen sur les leviers et barrières qui encouragent ou freinent la transition vers des modes de vie plus respectueux des limites planétaires. Actuellement, je m’intéresse aux liens entre travail social et transition écologique.

Certain·e·s scientifiques, notamment celles et ceux qui étudient le climat, ne se contentent pas de publier leurs résultats, mais tentent aussi d’alerter l’opinion publique ou d’inciter les autorités à l’action. Jugez-vous que c’est le rôle de la communauté scientifique ou que celle-ci doit se cantonner à ses recherches sans prendre position?
Dans un système politique idéal, dans lequel toutes les décisions seraient prises de façon impartiale en fonction des connaissances existantes, cette question ne se poserait pas de la même manière. Celles et ceux qui étudient le climat se rendent bien compte qu’année après année, les connaissances disponibles s’accumulent et ne sont pas prises en compte par les pouvoirs publics. Pour faire face aux nombreux défis actuels ou à venir identifiés par ces scientifiques, ce ne sont plus les connaissances qui manquent, mais les décisions politiques. Je le regrette, mais considérant le pouvoir des lobbys, des médias et de nombreux acteurs économiques, c’est sans doute aujourd’hui nécessaire que la communauté scientifique prenne position et dise «Attention, les connaissances sont là et voilà ce qui va se passer si on continue de prendre des décisions politiques qui servent les intérêts économiques à court terme de certain·e·s plutôt que la vie sur terre».

Certaines de vos recherches peuvent-elles susciter un débat scientifique, voire alimenter des discussions politiques? Si oui lesquelles? Est-ce déjà arrivé?
La transition écologique est au cœur de nombreux débats scientifiques et politiques actuels. Dans ce sens, mes recherches s’inscrivent dans une volonté d’alimenter ce débat et d’y participer. Concrètement, au-delà des discussions dans le milieu académique avec des collègues ou lors de colloques, j’ai eu l’occasion d’intervenir dans quelques médias et surtout j’échange régulièrement avec différent·e·s élu·e·s locaux et des personnes de mon entourage actives en politique. L’enjeu central pour moi est alors de faire passer le message qu’il faut recadrer les débats sur les modes de vie écologiques et la décroissance. Il ne s’agit pas d’imposer l’austérité et des privations de liberté ni de rêver à des solutions techniques miracles que la science pourrait peut-être inventer dans le futur. Le message important, c’est qu’on va devoir réorganiser la vie sociale autour de la satisfaction des besoins fondamentaux de chacun·e, en redéfinissant ensemble ce qui nous rend vraiment heureux·ses, ce qui participe au bien-être individuel et collectif. Pour que les citoyen·ne·s soient d’accord avec ces transformations, il faut sortir d’une logique de responsabilisation et de culpabilisation individuelles. Par exemple pour la mobilité, culpabiliser les gens qui prennent leur voiture ne sert à rien, par contre se demander ce qu’on a à gagner en passant à la mobilité douce, notamment au niveau de la santé, du bien-être, de l’aménagement du territoire ou de la qualité de l’air semble beaucoup plus pertinent. Et dans cet exemple, on ne peut pas penser la mobilité comme un choix individuel parce qu’il dépend des infrastructures à disposition et des normes sociales notamment. L’objectif politique central pour moi sur cette thématique serait de développer des visions partagées positives d’un avenir durable pour tout le monde et de faire des choix de société qui permettent de prendre ce chemin-là collectivement. Donc cela implique de se poser des questions comme «comment est-ce qu’on décide ensemble?», « qu’est-ce qui peut garantir notre bien-être sans mettre à mal celui des autres habitant·e·s de la planète ?» et « vers quel(s) avenir(s) est-ce qu’on souhaite se diriger?».

Iriez-vous jusqu’à la désobéissance civile: faut-il sortir du labo pour descendre dans la rue?
Je pense qu’il faut sortir du labo et descendre dans la rue. Cependant, c’est à chacun·e de définir sous quelle forme et avec quel message il ou elle descend dans la rue. Je comprends très bien celles et ceux qui s’engagent sur le chemin de la désobéissance civile. Je ressens une grande frustration face au décalage entre les décisions politiques et l’urgence climatique. Des mouvements comme Renovate ou Scientist Rebellion, malgré ou grâce à la polarisation qu’ils créent, participent à faire évoluer le débat et à mettre des sujets importants sur l’agenda politique. L’engagement de certain·e·s scientifiques dans ces mouvements est pour moi un signe fort pour rappeler que les connaissances sont là et qu’elles sont trop peu prises en compte. Si ces scientifiques passent à la désobéissance civile, cela montre que beaucoup ont le sentiment d’avoir épuisé toutes les options pour faire évoluer les choses depuis leur bureau. La science ne sert à rien si elle reste dans le labo ou dans les revues académiques. Personnellement, venant du travail social, je me sens plus à l’aise dans des démarches citoyennes qui visent à rassembler et promouvoir la cohésion sociale. C’est pour ça que je me suis beaucoup investie dans la marche bleue qui a sillonné la Suisse au printemps pour rejoindre Berne et demander le respect des accords de Paris. Initiée par quatre femmes (Valérie d’Acremont, médecin infectiologue, Bastienne Joerchel, directrice du CSP Vaud, Julia Steinberger, professeure d’économie et autrice principale du 3e groupe de travail du GIEC etÌý Irène Wettstein, avocate) cette marche a duré plus de trois semaines et réunies à chaque étape plus d’une centaine de personnes, qui ont marché ensemble pour porter un message politique avant tout: nous devons prendre des mesures fortes pour réduire rapidement et drastiquement nos émissions de gaz à effet de serre. C’est un chemin que nous devons prendre ensemble, qui doit être porté par les instances politiques, mais en incluant les milieux économiques et associatifs et en concertation avec la population et la communauté scientifique.

Pensez-vous que vous avez une légitimité, voire le devoir, en tant que scientifique, de participer au débat public?
Comme tout·e citoyen·ne, les scientifiques sont légitimes à participer aux débats publics et quand la science est systématiquement ignorée, je pense que la participation devient un devoir. En tant que chercheuse ou chercheur, nous avons aussi un bagage théorique et une maîtrise approfondie de certains sujets qui font que nous avons la possibilité d’appuyer nos opinions et de les légitimer à partir de connaissances reconnues comme fiables. Cependant, l’histoire nous a montré à plusieurs reprises que ce n’est pas parce que l’on est scientifique que l’on est neutre. Certain·e·s scientifiques utilisent leur statut et leur étiquette pour faire passer des messages qui défendent des intérêts non scientifiques. Donc oui, en tant que scientifique, on est légitime à participer au débat public, cela peut même être considéré comme un devoir dans certaines situations, mais que ce soit dans des enseignements, des conférences, les médias ou d’autres formes d’expression publique, il est selon moi toujours important de situer d’où on parle et de s’appuyer sur des connaissances validées et vérifiables. Plus spécifiquement en ce qui concerne mon champ d’études, alors que certaines sciences apportent des données factuelles ou techniques importantes pour alimenter le débat public, il me semble que la sociologie a aussi un rôle important à jouer. Comme l’a défini Eric Macé, la sociologie c’est la science des rapports sociaux qui permet notamment de penser les rapports de pouvoir et de mettre en lien des points de vue situés, pour saisir la dynamique et la complexité des sociétés contemporaines. C’est donc essayer de comprendre pourquoi le monde est ce qu’il est, alors qu’il pourrait être autrement. Dans ce sens, les sociologues ont selon moi le devoir de participer au débat public actuel sur la transition écologique, car il ne s’agit pas que de choix techniques ou économiques, mais avant tout de choix de société.

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  • Page d’Aurianne Stroude
  • Le magazine scientifiqueÌýuniversitas a consacré également, dans son numéro d’avril 2023, une triple interview sur la question.
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«Comprendre ce monde, qui est aussi numérique» /alma-georges/articles/2023/comprendre-ce-monde-qui-est-aussi-numerique /alma-georges/articles/2023/comprendre-ce-monde-qui-est-aussi-numerique#respond Wed, 07 Jun 2023 09:39:09 +0000 /alma-georges?p=18322 Etudiante, Anna Jobin avait opté pour une combinaison entre sociologie, économie et informatique. Un choix qu’elle a longtemps dû justifier et qui en fait aujourd’hui une experte recherchée. Dès la rentrée, elle coordonnera le nouveau master Digital Society.

«Mon choix était naïf. Je n’ai pas eu une ambition visionnaire, j’ai juste opté pour les branches qui m’intéressaient.» Quand elle a commencé l’université, en 2003, Anna Jobin a choisi Fribourg pour son bilinguisme et aussi parce que son programme des Sciences de la société permettait de combiner les disciplines de façon très libre. Elle complète donc la sociologie, sa branche principale, avec de l’économie politique et de l’informatique. «J’ai quand même dû demander des dérogations à deux facultés pour inclure l’informatique», rigole la docteure en Sciences sociales, de retour à l’Université de Fribourg depuis quelques mois. Chargée de cours et lectrice, elle y assurera notamment la coordination d’un nouveau master intitulé Digital Society qui se penchera sur les bouleversements actuels causé par les technologies numériques (lire aussi encadré ci-dessous). «J’ai l’impression de boucler une boucle!» Au fil de son parcours, Anna Jobin a souvent dû justifier son intérêt combiné pour les aspects technologiques et sociologiques. «Il y a dix ans encore, on considérait la numérisation comme une question essentiellement technologique. Aujourd’hui, on est davantage conscient des implications de ces aspects dans notre quotidien et des questions sociales et sociétales que cela pose.»

L’expérience de l’entrepreneuriat
Avant même d’avoir terminé son master, la jeune femme avait lancé sa propre entreprise de conseil en stratégie numérique pour les PME et les indépendants. Une activité qu’elle poursuit quelques années tout en devenant maman. «Les questions et les problèmes de mes client·e·s me servent encore à appréhender les interactions entre les néophytes et les nouveaux outils et les nouvelles offres numériques à leur disposition», relève la chercheuse. A 29 ans, elle revient sur la voie académique par «besoin d’approfondir sa compréhension par la recherche». L’EPFL venait de lancer sa chair Humanités digitales. Anna Jobin y fait un stage de chercheuse. Elle entame ensuite une thèse sur les interactions entre les algorithmes et leurs utilisateur·trice·s, auprès de l’Université de Lausanne. «Mais je n’y ai jamais travaillé en tant qu’assistante-doctorante. Mon parcours a été atypique, constitué d’un patchwork d’emplois et de mandats déjà avant le doctorat.»

Américains en avance
Assistante scientifique à l’EPFL, dans un premier temps, elle rejoint ensuite — et en famille — les Etats-Unis, à l’Université de Cornell, dans l’état de New York. Boursière du Fonds National suisse de la Recherche scientifique, elle y intègre le département de STS (Science and technology studies). «La recherche aux US était très avancée dans le domaine STS. C’était l’occasion d’être en contact direct avec les expert e s les plus impliqué·e·s.» Elle prolonge son séjour d’un an, auprès de l’Université de Tufts, à Boston. «On m’a alors proposé un poste de chercheuse à l’EPFZ. Je ne pouvais pas refuser.» A son retour, la famille, qui s’est agrandie d’un troisième enfant, s’installe à Berne. Anna Jobin en profite pour défendre sa thèse, à Lausanne, en 2019. Deux ans plus tard, au terme de son contrat, elle postule pour un nouveau mandat dans la recherche, au HIIG à Berlin. «Avec la pandémie, j’ai choisi de garder mon domicile à Berne. On a beaucoup travaillé à distance, mais cela n’a pas empêché la cohésion de l’équipe.»

Interfacultaire et interdisciplinaire
En parallèle, la jeune femme répond positivement à plusieurs propositions de charges de cours. «Le projet au HIIG sur la constitution de l’Intelligence Artificielle était passionnant, mais l’enseignement me manquait.» Son CDD à Berlin s’approchant de son terme, elle a répondu à l’annonce pour un poste à Fribourg, incluant la coordination d’un nouveau master. «Je me sens vraiment bien ici parce que ce poste est lié à l’institut Human-IST (Human Centered Interaction Science and Technology). Un institut interfacultaire et interdisciplinaire. C’est pour moi la meilleure approche possible si on veut comprendre globalement ce monde, qui est aussi numérique.» Comment la chercheuse perçoit-elle les débats actuels autour de l’Intelligence Artificielle? «Comme disait Melvin Kranzberg, un historien des technologies, il y a bientôt 40 ans: la technologie n’est ni bonne ni mauvaise, mais elle n’est pas neutre non plus, note Anna Jobin. Les questions sont alors: comment l’utilise-t-on? Comment la contrôle-t-on? Quelle utilisation va-t-on en faire? Je trouve normal que des discussions existent autour des systèmes algorithmiques, surtout celles qu’on nomme aujourd’hui Intelligence Artificielle.» Alors qu’il y a quelques années, les questions techniques cristallisaient les échanges, le débat s’est ouvert aux incidences sur les utilisateur·trice·s et plus largement sur la société. «Longtemps, on hésitait à aborder ces thématiques avec des spécialistes des sciences sociales, alors qu’on avait moins de scrupules à demander leur avis sur des questions sociétales à des expert·e·s en technologie. J’apprécie qu’on m’ait toujours laissée participer au débat!»

Politique et gouvernance
La quadragénaire est d’ailleurs régulièrement sollicitée et appartient à plusieurs groupes de travail au niveau national. Depuis octobre 2021, elle préside également la Commission fédérale des médias. «Dans ce domaine, les défis liés au numérique sont très concrets, souligne Anna Jobin. Et ils méritent une attention particulière compte tenu du rôle des médias dans le fonctionnement démocratique.» Mais qu’on s’adresse à des expert·e·s issus de la technologie ou à des spécialistes des sciences sociales, leurs conclusions sont assez similaires: «Ces questions doivent trouver des réponses d’ordre politique ou de gouvernance, souligne la spécialiste. Souvent, le numérique met à nu des problèmes préexistants, parfois en les amplifiant par l’automatisation. On parle de gouvernance plutôt que de réglementation afin d’inclure tous les aspects formels et informels liés aux normes, aux valeurs et aux pratiques numériques.» Pour la chercheuse, une prise de conscience a bien eu lieu, même si les réponses ne sont pas encore adaptées. «Mieux vaut essayer que de continuer à laisser faire.»

Créer des ponts entre les disciplines

Le nouveau master Digital Society proposé par l’Unifr est axé sur les dimensions et les conséquences sociales des technologies numériques dans les sociétés actuelles. «On va chercher à créer des ponts entre les disciplines, en intégrant la sociologie, l’anthropologie, l’économie, la communication, le design, l’histoire contemporaine et l’informatique», détaille sa coordinatrice Anna Jobin.

Pour comprendre les enjeux, connaître l’histoire des développements technologiques ne suffit pas. Les influences politiques et sociales sont également importantes. «Comment penser et étudier les technologies numériques, les pratiques en ligne, la gouvernance dans un monde connecté? Qu’est-ce qui se développe et pourquoi? Comment les ressources sont-elles distribuées? Qui décide et comment les décisions sont-elles prises (au sujet des innovations et de leurs applications)? Quels types de pouvoir sont mis en jeu? Voilà quelques-unes des questions qui nous intéressent», énumère la docteure en sciences sociales.

Pour son lancement, à la rentrée 2023, le cursus est proposé comme un programme d’études secondaires master. En vue de l’évolution des enjeux et des questionnements, il pourrait prendre de l’importance dans les années à venir.

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La démocratie passe par l’assiette /alma-georges/articles/2023/la-democratie-passe-par-lassiette /alma-georges/articles/2023/la-democratie-passe-par-lassiette#respond Mon, 20 Feb 2023 13:09:20 +0000 /alma-georges?p=17657 Donner une impulsion pour transformer toute la chaîne de l’alimentation en Suisse. Voilà l’objectif fixé par l’Assemblée citoyenne pour une politique alimentaire. Début février, celle-ci a officiellement transmis ses recommandations au monde politique et économique. Une fausse bonne idée? Le point avec la professeure de sociologie à l’Unifr Muriel Surdez.

La démocratie semi-directe est l’une des fiertés nationales de la Suisse. Mais le système politique helvétique est-il aussi représentatif qu’il prétend l’être? Pas toujours. L’alimentation est l’un des domaines qui passent entre les mailles du filet. «Les consommatrices et consommateurs suisses ont jusqu’à présent été relativement peu consultés dans l’élaboration des politiques concernant l’alimentation, ce malgré la voix au chapitre des organisations les défendant», constate Muriel Surdez. «D’ailleurs, l’alimentation a longtemps été considérée comme ne relevant pas directement de la politique; on la percevait plutôt comme un sous-produit de la politique agricole», ajoute la professeure de sociologie à l’Unifr.
A une époque où de plus en plus de voix s’élèvent pour appeler à une transformation de toute la chaîne alimentaire, «il est devenu d’autant plus important que les citoyen·ne·s sachent ce qu’il se passe tout au long de cette chaîne, notamment aux étapes de la transformation en produits industriels et de la distribution», poursuit Muriel Surdez. «Dans ce contexte, les programmes de prévention traditionnels atteignent leurs limites.» Si certain·e·s consommatrices et consommateurs «montrent qu’ils veulent reprendre la main sur l’alimentation, notamment en privilégiant les circuits courts, les paniers de fruits et légumes, etc.», l’enjeu est d’offrir cette possibilité «à toutes les catégories de la population». Une tendance que les autorités ne peuvent plus ignorer. De fait, la Stratégie pour le développement durable 2030 de la Suisse suit les recommandations de l’OCDE et prévoit que le Conseil fédéral accompagne la transformation vers des systèmes alimentaires durables en dialoguant avec un groupe représentatif de parties prenantes.

Etiquettes, aliments végétaux et conditions-cadres
Soucieuses de garantir cette représentativité, la fondation Biovision, l’association Agriculture du futur et le Sustainable Development Solutions Network (SDSN Suisse) ont créé le projet Avenir Alimentaire Suisse. L’un de ses volets est la mise sur pied d’une Assemblée citoyenne pour une politique alimentaire. Concrètement, 85 personnes ont été choisies au hasard parmi les habitant·e·s du pays. Elles émanent de localités de diverses tailles et régions et sont aussi représentatives que possible de la population en termes d’âge, de sexe ou encore de langue. Entre juin et novembre 2022, les participant·e·s à l’Assemblée se sont réuni·e·s à plusieurs reprises afin de débattre de la question suivante: à quoi devrait ressembler, d’ici 2030, une politique alimentaire nationale qui mette à la disposition de toutes et tous des aliments sains, durables, respectueux des animaux et produits de manière équitable?
Lors de la dizaine de rencontres agendées, ce panel de citoyen·ne·s était épaulé par un groupe d’expert·e·s composé de plus de 30 scientifiques. Ensemble, ils ont élaboré un catalogue de plus de 100 recommandations qui a fait l’objet d’une votation finale à l’interne. Dévoilées fin 2022, ces recommandations ont été officiellement remises aux politiques, à l’administration et aux praticien·ne·s lors du premier sommet national du système alimentaire qui s’est tenu à Berne début février 2023. Responsable du secteur Affaires internationales, développement durable et systèmes alimentaires auprès de l’Office fédéral de l’agriculture, Alwin Kopše, cité sur le site internet de l’Assemblée, commente: «La transformation des systèmes alimentaires ne peut réussir que si tous les acteur·rice·s sont impliqué·e·s; c’est pourquoi nous saluons ce dialogue entre citoyen·ne·s et apprécions beaucoup le travail accompli».
Les solutions proposées par l’Assemblée concernent aussi bien le domaine de l’environnement que ceux de la production, du social, de l’économie et de la santé. Elles portent par exemple sur l’information pour les consommateur·rice·s. Il est ainsi conseillé de rendre les indications sur les étiquettes plus lisibles et accessibles ou encore de transformer le marketing en informations orientées sur les consommateurs·trices. Côté réduction du gaspillage alimentaire, l’assemblée recommande l’augmentation de l’achat de produits hors normes par les intermédiaires et les grands distributeurs. La promotion d’une alimentation équilibrée – et moins axée sur la viande – n’est pas en reste: enseignement d’une approche respectueuse de la nourriture, préservation des surfaces d’assolement, encouragement de la production d’aliments végétaux, etc. On peut aussi citer la création de conditions-cadres politiques pour la coopération entre les entreprises, la politique et la société. Le catalogue complet des recommandations est disponible .

Des fraises en hiver?
Muriel Surdez estime que cette ouverture des discussions stratégiques autour de l’alimentation à un panel représentatif de citoyens est une piste intéressante pour aider à transformer les consommateur·rice·s en consomm’acteur·rice·s. «A condition que le panel en question soit réellement représentatif et qu’il n’y ait pas de biais de la parole», c’est-à-dire que les personnes qui ont un avis ou des habitudes de consommation s’éloignant du ‘politiquement correct’ aient la possibilité de s’exprimer librement. «Je pense par exemple aux gens qui ne voient pas l’intérêt de renoncer à manger au quotidien des chips et de la viande.» Ou encore «aux femmes, qui portent encore souvent la responsabilité de cuisiner». Certaines d’entre elles, notamment pour des questions de conciliation entre vie privée et professionnelle, peuvent être amenées à opter pour des aliments transformés tertiaires.
La sociologue rappelle par ailleurs qu’un travail de fond doit être effectué au niveau de l’offre. «Actuellement, on pointe les consommateur·rice·s du doigt lorsqu’ils achètent des fraises en hiver; mais si les rayons en sont pleins, à des prix dérisoires…» Parallèlement, «il ne faut pas oublier que nous avons une responsabilité envers les pays depuis lesquels nous avons, durant des décennies, importé certains types de denrées alimentaires». Si l’on cesse brutalement d’acheter des fruits exotiques, «on prend le risque de dégrader fortement les conditions de vie de producteur·rice·s à l’autre bout du monde». Transformer la chaîne alimentaire en profondeur constitue donc un vrai exercice d’équilibriste, avertit la professeure de l’Unifr. «Et si le panel réuni parvient à trouver des solutions consensuelles pour transformer les systèmes alimentaires, encore faudra-t-il qu’elles puissent être mises en œuvre, même si elles bousculent certains intérêts établis…»

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  • Muriel Surdez est professeure ordinaire au Département des sciences sociales de l’Unifr. Elle a notamment organisé un cycle de conférences consacrées à l’alimentation.
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La physique au secours de la cohésion de groupe /alma-georges/articles/2023/la-physique-au-secours-de-la-cohesion-de-groupe /alma-georges/articles/2023/la-physique-au-secours-de-la-cohesion-de-groupe#respond Thu, 09 Feb 2023 06:39:06 +0000 /alma-georges?p=17438 Un groupe de physiciens de l’Université de Fribourg a développé un modèle mathématique qui permet de comprendre la relation entre la taille d’un groupe et sa cohésion. Une solution aux querelles intestines qui rongent les formations politiques ou religieuses?

Imaginez, tout à fait au hasard, une formation religieuse qui connaît un succès fulgurant. D’un noyau solide constitué d’une poignée de fidèles, douze par exemple, la communauté prospère très vite au point de compter des millions de croyant·e·s. Il y a fort à parier que leurs contacts vont commencer à se distendre, leurs affinités s’amenuiser… et la cohésion de groupe s’affaiblir au point – pourquoi pas? – de provoquer un schisme. Ce phénomène de perte de cohésion au fur et à mesure qu’un groupe grandit est connu de longue date et fascine les sociologues et les psychologues et même, plus étonnant, les sciences dures. Enrico Maria Fenoaltea, physicien à l’Université de Fribourg, vient de publier avec ses collègues un article à ce sujet dans le Journal de l’American Physical Society.

Croissance et recrutement
Que l’on soit un parti politique, une compagnie ou une équipe de sport, quoi de plus difficile que de former un groupe ou règnent la bonne entente et la cohésion? «Ce n’est un secret pour personne, illustre Enrico Maria Fenoaltea, que les membres des petites formations politiques restent soudées autour des mêmes idées. En revanche, on sait que, en gagnant de nouvelles et nouveaux militant·e·s, ces formations risquent de voir leurs membres diverger en différents courants de pensée.» Est-ce inéluctable? A l’aide d’un modèle mathématique simple, Enrico Maria Fenoaltea et ses collègues ont pu mettre en évidence, pour la première fois, les relations entre la taille d’un groupe, les procédures de recrutement de nouvelles et nouveaux membres et la cohésion de l’ensemble.

L’équation de la cohésion
Cette approche a permis de montrer l’importance des stratégies de recrutement: un recrutement anarchique, où chaque membre d’un parti engage un·e candidat·e sans consulter ses collègues, provoquera une croissance du groupe, mais un affaiblissement de sa cohésion. Un parti politique, par exemple, pourra s’éloigner de ses objectifs initiaux, voire changer complètement d’idéologie. Inversement, le modèle suggère qu’un recrutement de nouveaux·elles candidat·e·s, quand il résulte d’une consultation étendue entre les membres d’un parti, évite les risques d’erreur de casting. «Autrement dit, un groupe guidé par des principes démocratiques fait preuve de plus de cohésion qu’un groupe dirigé par un seul individu, un dictateur par exemple, qui décide tout seul des personnes à engager», conclut Enrico Maria Fenoaltea.

Enrico Maria Fenoaltea


Enrico Fenoltea, comment diable se fait-il que les physicien·ne·s en viennent à se pencher sur la cohésion dans des groupes en phase de croissance?
Cela fait quelques années déjà que les physicien·ne·s s’intéressent à d’autres domaines que la physique, notamment à l’économie, à la sociologie et à la biologie. Il faut dire que nous avons l’habitude de modéliser des systèmes complexes, tels que le système atmosphérique avec ses particules, ses gaz et ses fluides en interaction. De la même manière, les systèmes sociaux et économiques possèdent, eux aussi, un haut niveau de complexité: les individus, en interaction constante tout comme les particules, génèrent des phénomènes collectifs, telles que des crises financières, des fake news, etc. Les physicien·ne·s ont donc les outils analytiques pour étudier ces systèmes de manière intéressante.

Et vous, d’où est né votre intérêt pour ces questions que l’on croyait à mille lieues de la physique?
Le côté interdisciplinaire de la physique m’a toujours fasciné. Et, de fait, le groupe de recherche dans lequel je travaille à l’Unifr se nomme «groupe interdisciplinaire de physique théorique». En ce qui concerne l’émergence ou la disparition de la cohésion dans un groupe social, c’est un phénomène qui n’a pas complètement été élucidé par la sociologie expérimentale et la psychologie. Nous avons donc décidé de l’aborder avec une approche différente, plus «physique» que purement sociologique, afin d’en apprendre davantage. J’imagine que, étant italien, ma curiosité pour la cohésion de groupe provient des difficultés que rencontre mon pays à avoir un gouvernement de coalition uni.

Souhaitiez-vous dégager les lois universelles et invariables, si elles existent, qui président à la destinée d’un groupe?
Notre but était bien de développer un modèle qui corresponde aux découvertes empiriques, en particulier au fait que la cohésion de groupe s’affaiblit à mesure que le groupe grandit. Non seulement notre modèle parvient à décrire ce phénomène, mais il permet aussi d’y remédier.

A qui s’adresse votre recherche, à des politicien·ne·s, des dictateurs·trices, des managers?
Notre intention est de fournir les fondations théoriques expliquant certains phénomènes, en l’occurrence l’affaiblissement de la cohésion dans les groupes qui grandissent. Cela relève de la plus pure curiosité scientifique. Concrètement, notre modèle est trop général pour être utile aux responsables politiques ou aux managers. Néanmoins, de savoir pourquoi un groupe se désagrège peut aider à mettre en place des stratégies plus réfléchies pour former certains groupes, comme des partis politiques, des équipes de recherche, etc.

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«A l’hôpital, le téléphone sonne tout le temps» /alma-georges/articles/2022/a-lhopital-le-telephone-sonne-tout-le-temps /alma-georges/articles/2022/a-lhopital-le-telephone-sonne-tout-le-temps#respond Tue, 31 May 2022 11:10:04 +0000 /alma-georges?p=15902 Que fait un infirmier ou une infirmière entre deux soins? Il ou elle se déplace, communique et téléphone avec ses collègues, rapidement, beaucoup. Cette dimension insoupçonnée du travail dans le milieu de la santé est au cœur des recherches d’Esther González Martínez. Une sociologie de l’informel, rare dans un domaine déjà passablement exploré par la recherche, mais porteuse de pistes d’améliorations.

Mots échangés dans les couloirs, coups de fil rapides, consignes données en étant affairé à autre chose. Au quotidien, l’hôpital est une vraie fourmilière où professionnel·le·s de la santé et d’autres corps de métiers se coordonnent en permanence. A entendre la sociologue Esther González Martínez évoquer ses recherches, on imagine les urgentistes d’une série télévisée. On exagère? Peut-être, mais la réalité n’est pas si éloignée.

«Le téléphone sonne tout le temps à l’hôpital», fait remarquer la professeure en sociologie de l’Université de Fribourg, spécialiste de l’analyse d’interactions et pratiques sociales en milieux institutionnels. Dans le cadre du Interaction and Social Practices Research Group (GRIPS), elle s’est intéressée à la communication dans le milieu de la santé. Elle a dirigé plusieurs études financées par le Fonds national suisse de la recherche scientifique dans ce domaine, dont un projet en cours sur la manière dont les infirmières et infirmiers demandent de l’aide à leurs collègues.

Concrètement, elle a mené ses investigations dans un service de chirurgie et une polyclinique médicale avec service d’urgence. Avec son équipe, la sociologue a surtout suivi des infirmières, des aides et des assistantes en soins et santé communautaire, ainsi que leurs contacts parmi le personnel de l’hôpital: doctoresses et docteurs, diététicien·ne·s, assistant·e·s sociales, etc.

Informels, mais essentiels
Qu’apportent ses recherches dans un champ de la santé déjà passablement défriché par les sociologues? Elles se distinguent par leur approche. «Beaucoup d’études se concentrent sur des actions planifiées, par exemple une consultation ou une réunion d’équipe, tandis que nous nous sommes intéressé·e·s au non planifié», explique la chercheuse. Pour capter ces échanges et pouvoir les étudier, elle privilégie l’enregistrement audio et vidéo d’interactions de travail saisies sur le moment.

Esther González Martínez et son équipe ont aussi mené des entretiens formels et informels, ainsi que des observations sur le terrain en accompagnant les intervenant·e·s en santé dans leur travail quotidien. «Il s’agit le plus souvent de communication en situation de mobilité et de multiactivité.» Il ressort de ces recherches une précieuse sociologie de l’entre deux portes qui montre l’importance de ces échanges informels dans la coordination des soins et le fonctionnement des équipes.

Première observation: les échanges sont nombreux et rapides. Sur 10 000 appels téléphoniques enregistrés, la durée moyenne est de 51 secondes. «Sonnerie comprise», précise la chercheuse. Ensuite, elle relève la grande diversité des interlocuteurs. Six mois durant, une infirmière contacte en moyenne 129 numéros de téléphone différents dans 19 départements. Et l’infirmière qui débute se trouve vite dans le bain, avec 57 numéros différents pour 14 départements.

Souvent aussi, les communications ont lieu lorsque la personne s’active à autre chose, comme s’occuper d’un·e patient·e ou consulter un dossier. «Dans la plupart des cas, A appelle B pour lui demander de faire quelque chose et va s’adapter aux particularités de son interlocuteur·trice». Par exemple, Esther González Martínez observe qu’une infirmière communiquera différemment selon qu’elle demande quelque chose à un transporteur, un·e médecin ou une autre collègue infirmière.

Dans le premier cas, elle indique la tâche à effectuer au transporteur là où, avec le médecin, elle présente la situation sans lui dire ce qu’il doit faire, le laissant déduire. Enfin, face à sa collègue, une simple information (du type «le patient X est prêt») suffit, chacune sachant implicitement ce qui doit être fait. «Par ces différentes manières de communiquer, les rôles sont marqués, reconduits, transformés», note la sociologue.

Atténuer le choc de la réalité
Loin de se cantonner à la recherche fondamentale, l’observation et la compréhension de telles dynamiques ont également une portée pratique. C’est l’un des buts du travail d’Esther González Martínez: améliorer la communication dans le milieu de la santé et, plus globalement, la qualité des soins.

Dans un contexte de pénurie de personnel, il est également important que les infirmier·e·s soient satisfait·e·s de leurs relations professionnelles. Pour elles/ils, un enjeu important est de réussir à «affirmer une perspective professionnelle en situation et que le point de vue infirmier soit reconnu». D’autant plus qu’elles/ils reçoivent aujourd’hui une formation poussée, pouvant aller jusqu’au doctorat, mais font toujours l’expérience du choc de la réalité sur les lieux de travail.

Les recherches d’Esther González Martínez procurent justement des ressources pour aider à mieux préparer en amont les futur·e·s professionnel·le·s aux réalités du monde hospitalier. Comme autre application pratique, liée aux enjeux autour de la confidentialité, la fiabilité et la traçabilité des échanges non planifiés, elle cite le développement de protocoles de communication et de moyens technologiques permettant de soutenir cette dimension insuffisamment reconnue du travail infirmier.

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  • du GRIPS
  • Page d’Esther González Martínez
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«Regardez plus les hôpitaux et moins les GAFA» /alma-georges/articles/2022/regardez-plus-les-hopitaux-et-moins-les-gafa /alma-georges/articles/2022/regardez-plus-les-hopitaux-et-moins-les-gafa#respond Thu, 24 Mar 2022 10:36:38 +0000 /alma-georges?p=15434 Crise covid ou climatique, guerre en Ukraine… Complétez comme vous voudrez l’inventaire à la Prévert des récents malheurs de l’Europe en particulier et du monde en général. Que nous souhaiter de plus qu’une capacité de résilience à toute épreuve? Une notion discutée – et discutable – entre autres, par Sophie Le Garrec et Gilbert Casasus lors de la Nuit des idées 2022.

Comme de nombreux concepts «à la mode», la résilience est difficile à circonscrire. Le terme fait débat. Il était au cœur d’une table ronde organisée par l’Ambassade de France en Suisse, le vendredi 11 mars, à l’occasion de la Nuit des idées 2022. Deux membres de l’Unifr, la sociologue Sophie Le Garrec et le politologue Gilbert Casasus y prenaient part.

En tant que sociologue, Sophie Le Garrec fait d’entrée part de sa méfiance face à un objet émanant du champ psychologique, voire psychiatrique, appliqué à l’espace social, car «il perd toujours de son sens initial», nous avertit-elle. Elle s’interroge: «Peut-on vraiment appliquer au politique ou aux analyses systémiques une notion développée, à l’instar de Boris Cyrulnik, dans le cadre de troubles post-traumatiques?». Pour les organisateurs cependant, «La résilience désigne la capacité, non seulement à faire face à des défis et à les relever, mais aussi à se soumettre à des transitions de manière durable, équitable et démocratique».

Le monde d’après
Dans son discours introductif, Gilbert Casasus évoque plusieurs pistes pour l’Europe, parmi lesquelles une mutualisation des politiques de santé et la recherche d’un équilibre dans la relation entre science et politique. Il sait cependant qu’il ne fera pas l’unanimité en appelant de ses vÅ“ux une réhabilitation de l’Etat: «Il s’agit de retrouver le sens de l’Etat: qu’est-ce que servir l’Etat et quand l’Etat vous sert-il?»

Au cours de la table ronde, Sophie Le Garrec rebondit sur les propositions du Professeur Casasus. La cacophonie des expert·e·s durant la crise covid a été révélatrice: il est temps de réévaluer et de repenser l’équilibre science, politique et citoyen·ne·s. Chaque domaine recouvre une réalité différente et une bonne communication avec le grand public doit impérativement tenir compte des imaginaires sociaux façonnant et influençant potentiellement nos pratiques et nos manières de penser le risque. Ces imaginaires sociaux se situent le plus souvent hors de la rationalité scientifique ou politique. Pour l’avenir de l’Europe, elle préfère qu’on se penche sur des projets se basant sur une réelle pluridisciplinarité et une approche de la santé non seulement plus centrale, mais aussi plus en phase avec les savoirs profanes.

L’avenir c’est la jeunesse
Pour nos deux universitaires, l’avenir est donc dans la mutualisation, en particulier de la santé pour laquelle il est impératif de proposer au plus vite une politique européenne. La covid l’a clairement démontré: les virus ne connaissent pas les frontières. Sophie Le Garrec et Gilbert Casasus se tournent également vers la jeunesse. Comment celle-ci peut-elle s’impliquer dans cette future construction européenne? Le conseil de Sophie le Garrec est lapidaire: «Votez!». Et pour voter «bien»? Là encore les deux professeur·e·s se rejoignent: Il est impératif d’apprendre à poser un regard critique sur les médias et à voir sur le long terme. «Il faut dépasser les indignations immédiates, souvent plus faciles, s’exclame Gilbert Casasus. Regardez plus les hôpitaux et moins les GAFA.»


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  • Sophie Le Garrec est maîtresse d’enseignement et de recherche au
  • Gilbert Casasus est professeur·e ordinaire au
  • Nuit des idées 2022Ìý«»,organisée par l’Ambassade de France en Suisse
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VIH et migration, au-delà des stéréotypes /alma-georges/articles/2022/vih-et-migration-au-dela-des-stereotypes /alma-georges/articles/2022/vih-et-migration-au-dela-des-stereotypes#respond Mon, 21 Feb 2022 14:24:52 +0000 /alma-georges?p=15365 La Professeure en sociologie Francesca Poglia Mileti et la chercheuse Laura Mellini ont étudié les représentations et dynamiques autour de la santé sexuelle et du VIH/sida dans le contexte migratoire. Elles en appellent à une approche inclusive, tenant compte des identités multiples de la personne.

Fléau de la fin du XXeÌýsiècle, le VIH (virus de l’immunodéficience humaine) continue de sévir, même si les chiffres d’ONUSida montrent que, dans le monde, les nouvelles infections ont diminué de 52% par rapport au pic de 1997. Une baisse en partie due à la prévention et au progrès dans le traitement de la maladie, qui permet aux personnes séropositives de mener aujourd’hui une existence presque «normale». Sur le plan médical du moins, car cette maladie sexuellement transmissible nourrit encore des stéréotypes tenaces.

Les hommes ayant des rapports sexuels avec d’autres hommes (HSH) restent les plus exposés face à la maladie. Alors que la Suisse recense 290 nouvelles infections en 2020, l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) indique que les relations HSH demeurent la voie d’infection la plus souvent indiquée à 50,8%, contre 26,5% par voie hétérosexuelle. Dans ce second cas, les femmes sont les plus touchées. Parmi elles, une majorité est issue de régions considérées à «haute prévalence du VIH» par ONUSida et l’Organisation mondiale de la santé, notamment l’Afrique subsaharienne.

Visions différentes de la sexualité
Comment les femmes migrantes d’origine subsaharienne atteintes du VIH gèrent-elles socialement l’information autour de leur maladie? Quelles sont les pratiques et les représentations des jeunes migrant·e·s provenant de ces mêmes régions en matière de sexualité et de VIH?

Sociologues à l’Université de Fribourg, la Professeure Francesca Poglia Mileti et la chercheuse Laura Mellini se sont penchées sur ces questions via trois enquêtes qualitatives depuis 2016: les femmes migrantes d’origine subsaharienne et le VIH (FEMIS), les jeunes migrant·e·s d’Afrique subsaharienne et la santé sexuelle (JASS) ainsi que la migration et les vulnérabilités au VIH et autres infections sexuellement transmissibles en Suisse (Mi.STI).

Des terrains sensibles. L’écueil du stéréotype n’est jamais loin et Laura Mellini prévient d’emblée du risque de réduire les personnes à l’étiquette de «migrant∙e∙s». «Dans ce contexte aussi, les identités sont multiples, liées au genre, à l’orientation sexuelle, à l’origine, au statut social, économique ou juridique, aux expériences vécues, etc.» A priori, difficile en effet de comparer une personne précaire sans permis à une jeune fille de deuxième génération inscrite à l’université. Pour autant, le contexte migratoire joue bel et bien un rôle.

«Les jeunes personnes migrantes constatent des différences, lorsqu’elles se comparent à leurs camarades de classe non-migrant∙e∙s», rapporte Francesca Poglia Mileti. Ces jeunes, surtout les femmes, vivent souvent dans une tension entre des visions différentes de la sexualité, avec des distinctions de genre plus marquées et des attentes de la part des parents. Ici, le souci de l’image dépasse souvent les impératifs médicaux.

«La plupart des jeunes connaissent les risques, continue Francesca Poglia Mileti. Mais leurs comportements sont liés à la manière dont ils et elles se représentent la maladie et à leur position dans le couple. Le regard des filles par rapport aux garçons ne sera pas le même que dans les couples non-migrants. Pour elles, faire valoir sa position et ses droits, y compris ses droits sexuels, est souvent plus difficile».

«Certaines jeunes filles affichent une volonté de vivre une sexualité épanouie et assumée, d’autres ne se permettent pas de sortir avec un préservatif, craignant d’être considérées comme des ‹filles faciles›», souligne la professeure. L’exemple montre à quel point les comportements dits «à risque» ne découlent pas seulement de l’accès à l’information médicale, mais relèvent de dynamiques et de représentations sociales complexes.

Interprétariat et précarité
Les communautés auxquelles appartiennent les enquêté·e·s entretiennent parfois des tabous sur la sexualité et ont des représentations morales et religieuses différentes de celles du pays d’accueil. Se pose ici la question sensible de l’interprétariat communautaire. D’un côté, on trouve l’avantage de la langue et de représentations communes, mais d’un autre, l’interprète ne va parfois pas oser traduire certaines choses afin de ménager la personne.

Le problème est crucial pour les requérant·e·s d’asile déposant une demande en raison d’orientation sexuelle ou d’identité de genre. «Ces personnes doivent exprimer quelque chose qu’elles ont appris à cacher dans leur pays pour fuir les persécutions, et doivent le faire devant un·e interprète qui peut avoir une vision normative de la sexualité et être amené·e à traduire ce qu’il/elle ne veut ou ne peut pas entendre», précise Laura Mellini.

L’enquête Mi.STI montre l’influence de la précarité dans laquelle peuvent se trouver certain·e·s migrant·e·s. En situation de précarité socio-économique et juridique, la priorité est d’obtenir un permis de séjour, un logement, de la nourriture. Difficile, dans ce contexte, de penser à la prévention ou au préservatif. Des situations de dépendance et de jeu de pouvoir peuvent aussi s’instaurer au sein des couples et rendre difficile, voire impossible, la négociation du préservatif.

Connaître le vécu et les stratégies des personnes est d’autant plus important en matière de prévention pour les deux sociologues. Elles en appellent à une démarche inclusive. «Il s’agit de partager les informations à toutes et tous et de ne pas simplement aborder la prévention en termes de catégories comme personnes ‹migrantes› ou ‹homosexuelles›, sans pour autant oublier que des spécificités existent», résume Francesca Poglia Mileti.

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Aventures archéologiques au Nord du Pérou /alma-georges/articles/2022/aventures-archeologiques-au-nord-du-perou /alma-georges/articles/2022/aventures-archeologiques-au-nord-du-perou#respond Wed, 26 Jan 2022 15:29:11 +0000 /alma-georges?p=15194 Plus le travail est dur, plus l’aventure est belle! Il y a du Maufrais dans les choix académiques de Sâm Ghavami, lui qui a tourné le dos à l’archéologie romande pour aller se former au Pérou. Aujourd’hui, il y mène des fouilles et parachève une thèse sous la direction de François Gauthier.

Il aurait très bien pu étudier l’archéologie gallo-romaine telle qu’on l’enseigne dans nos universités, puis diriger quelques fouilles ici ou là, tout juste bonnes à colmater quelques interstices d’ignorance dans un édifice d’érudition déjà mastoc. Suivant sa raison, un peu, et son cœur, beaucoup, Sâm Ghavami a pourtant décidé de s’inscrire en Master d’archéologie à l’Université de Lima, au Pérou, et d’y étudier l’émergence d’une civilisation pré-incaïque, la culture Lambayeque, dont l’essentiel reste à découvrir. «Ici, avoue-t-il, j’avais l’impression de ressasser toujours les même thèmes, tandis que là-bas, il me semblait pouvoir écrire l’histoire.» Cette voie n’était pas toute tracée, loin s’en faut, mais, aujourd’hui, Sam Ghavami peut se targuer d’avoir creusé son propre sillon, que d’autres emprunteront peut-être après lui.


Archéologie d’un mythe
Quels sont les mécanismes qui expliquent qu’une société parvienne à surmonter une crise, qu’elle soit d’origine anthropique ou naturelle ou, au contraire qu’elle disparaisse purement et simplement? «C’est l’une des questions fondamentales des pères de l’archéologie, s’enthousiasme Sâm Ghavami. Comment se réinventer sur le plan culturel pour survivre?» Cette interrogation, qui ferait écho chez bien des survivalistes, se trouve au cœur même de sa thèse de doctorat. Celle-ci se penche plus précisément sur la période dite Transitionnelle (850-950 ap.J.-C.) de la côte septentrionale du Pérou, durant laquelle la culture Mochica se voit supplantée par la culture Lambayeque. Afin de mieux comprendre ce processus, Sam Ghavami a entrepris des excavations archéologiques sur le site de la Huaca Pintada, «la pyramide peinte», un gisement susceptible d’illustrer cette période de transformation. C’est une frise murale, découverte par des pilleurs il y a une centaine d’années, qui lui a mis la puce à l’oreille. Bien que disparue aujourd’hui, cette fresque nous est connue par une photographie d’époque, où l’on discerne clairement, d’un point de vue stylistique, ce passage d’une culture à une autre, preuve d’une hybridation de traits culturels Mochica et Lambayeque. Il se pourrait d’ailleurs que cette œuvre représente la légende de Ñaimlap, un héros mythique arrivé par la mer qui aurait fondé la culture Lambayeque. Ce récit, que l’on connaît grâce à un chroniqueur espagnol du XVIe siècle, enthousiasme le doctorant de l’Université de Fribourg: «Pour nous, les archéologues, il s’agit d’une porte inespérée pour comprendre comment une culture se pense, pour appréhender sa cosmovision! Est-il possible de faire l’archéologie de ce mythe fondateur?»

Des fouilles pour creuser la question
Sâm Ghavami a déjà mené deux campagnes de fouilles sur le site de la Huaca Pintada, à la recherche des signes matériels qui trahiraient ces changements culturels. Stables durant plus de huit siècles, la culture Mochica connaît une évolution accélérée, un «bouleversement» sur une ou deux générations: «Cela transparaît dans l’évolution stylistique de la céramique, dans l’architecture et les pratiques funéraires, explique Sâm Ghavami. Or, la perception de la mort est propre à chaque société». Les causes, la thèse de doctorat devra les déterminer, même si les archéologues ont déjà émis plusieurs hypothèses, dont celle d’événements climatiques extrêmes dus au Nino, peut-être conjugués à l’«expansion fulgurante» de la civilisation Huari, ancêtre des Incas. Sam Ghavami compte bien terminer son travail de terrain par une troisième campagne, puis analyser toutes les données en recourant aux méthodes les plus modernes de l’archéologie, telles que l’archéobotanique, les datations radiocarbones ou encore la photogrammétrie par drone.

Une recherche à la croisée des disciplines
Il ne restera ensuite plus qu’à comprendre comment et pourquoi la civilisation Mochica a disparu, puis, à partir de ce cas particulier, échafauder des théories à portée plus universelle. Cette partie-là, Sâm Ghavami, l’a entreprise à l’instigation de François Gauthier, professeur de sociologie des religions à l’Université de Fribourg: «Il n’est ni archéologue, ni spécialiste du Pérou et c’est ce que j’apprécie. Il n’y a pas meilleur moyen de connaître une culture que de s’en extraire. Il m’apporte ce regard extérieur et son immense bagage théorique issu d’une autre discipline.» Confronter les théories sociologiques, philosophiques et archéologiques dans un dialogue interfécond, peut, selon Sâm Ghavami, aider à mieux comprendre ces phases de crise, où le continuum culturel est rompu. «Je n’ai pas la prétention d’aboutir à une réponse, peut-être à des bribes. Et c’est déjà pas mal!»

Ecrin modeste pour un joyau inestimable?
Monticule de terre bordé de cahutes au toit de tôle ondulée, le site de la Huaca Pintada, ne risque pas de voir débarquer des cohortes de touristes. On est loin, ici, des splendeurs du Machu Picchu. Les habitant·e·s de la Pintada, le hameau voisin, n’en sont pourtant pas moins convaincu·e·s que la pyramide recèle un trésor. Cette rumeur qui court parmi les locaux explique la défiance de certains envers les investigations menées par Sam Ghavami. Pour quelle raison, cet archéologue venu du bout du monde se donnerait-il tant de mal à creuser sous un soleil de plomb? Par amour désintéressé de la science? A d’autres! Pour corser le tout, il se raconte que l’esprit de la pyramide n’apprécierait guère qu’on le dérange ainsi. «Le propriétaire du terrain a imputé à nos fouilles la maladie de sa fille, regrette Sâm Ghavami. J’ai essayé de trouver le ton juste, sans mépris, pour lui expliquer que l’esprit de la pyramide était certainement heureux que l’on en apprenne plus sur lui et qu’on ne l’oublie pas. J’ai aussi engagé son fils, afin que le projet puisse profiter à tous.» Des trésors de diplomatie à déployer qui pourraient remplir un livre d’anecdotes… aussi épais qu’une thèse de doctorat.

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