Musicologie – Alma & Georges /alma-georges Le magazine web de l'Université de Fribourg Thu, 11 Jul 2024 08:31:27 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.3.5 Comme un air de déjà vu /alma-georges/articles/2024/comme-un-air-de-deja-vu /alma-georges/articles/2024/comme-un-air-de-deja-vu#respond Wed, 10 Jul 2024 12:05:41 +0000 /alma-georges?p=20556 Se pourrait-il que la musique se mette au diapason de l’époque dans laquelle elle s’inscrit? L’unifr accueillera en 2025 un colloque international, coorganisé par le professeur de musicologie Federico Lazzaro, dont l’objectif sera de cerner les interactions entre la musique et l’imaginaire politique dans les années 1930. L’appel à contributions vient d’être lancé.

Nous l’avons tous appris en cours d’histoire: le krach boursier de 1929 a eu des conséquences effroyables sur la marche du monde. L’effondrement des cours de la bourse a précipité des millions de personnes dans la pauvreté et fait vaciller les démocraties. L’onde de choc a été telle qu’on ne s’étonne guère que les différentes formes d’art s’en soient fait l’écho. Que l’on songe aux «Raisins de la colère» de John Steinbeck (1939) ou aux «Temps modernes» de Charlie Chaplin (1936). Depuis un peu plus d’une année, un groupe de recherche international veut s’interroger, avec la régularité d’un diapason, sur la façon dont la musique a contribué à façonner ou inversement à refléter l’imaginaire lié au champ politique durant cette période charnière. Après les rencontres de Paris en 2023, et celles de Leeds cette année, le séminaire itinérant fera escale à Fribourg du 15 au 16 mai 2025 en collaboration avec le Professeur Christopher Moore de l’Université d’Ottawa.

Aller au-delà de l’étude des politiques musicales
Jusqu’à présent, les liens entre la musique et la politique durant les années 1930 ont fait l’objet de nombreuses études, mais majoritairement au travers du prisme des régimes politiques. «Nous savons bien sûr que le régime nazi a décrété que le jazz était une musique dégénérée, de même que la musique atonale ou que les œuvres de compositeurs juifs», illustre Federico Lazzaro». Avec cet appel à contributions, l’ambition est toutefois différente, moins «top down». «Durant les années 1930, compose-t-on de la musique à des fins cathartiques, afin de rire de la crise? Dénonce-t-on la crise à travers des registres musicaux inédits?», s’interroge Federico Lazzaro. Et de brandir l’exemple d’un film datant de 1934 et intitulé «La crise est finie», comédie musicale relatant les difficultés d’une troupe de music-hall de province qui ne peut plus se produire du fait de la crise et qui s’ingénie à survivre. «Pour qui sait l’observer, on découvre dans cette œuvre toute une série de codes qui faisaient rire les gens de l’époque, ce que ne permet pas d’appréhender la lecture de documents d’une autre nature, tels qu’une revue musicale.»

Un champ d’investigation à explorer
Si de ce côté de l’Atlantique les études restent rares sur le sujet, aux Etats-Unis, il existe déjà des ouvrages sur l’influence du New Deal sur le langage musical. «On observe une récupération de l’imaginaire de l’Ouest américain, qui donnera naissance à une nouvelle musique américaine, explique Federico Lazzaro. Ce sera en quelque sorte la bande-son du New Deal, celle de la renaissance économique, avec de nouvelles instrumentations, des chants autochtones et des mélodies populaires.»

Pour le musicologue fribourgeois, il serait intéressant de voir si l’Europe connaît un phénomène similaire. «Il n’est pas farfelu de l’imaginer car on sait que de nombreux compositeurs américains viennent étudier sur le Vieux Continent. Amènent-ils cette idée de reconstruire une nouvelle musique d’après-crise? Nous l’ignorons et il faudra tâcher de trouver la réponse».
Aucun pays n’ayant échappé au krach de 1929 et à ses conséquences, la production musicale suisse n’est d’ailleurs pas en reste. En 1932, le poète vaudois Jean Villard Gilles a composé une chanson intitulée «», qui parle de la crise américaine.

De l’autre côté de l´Atlantique

Dans la fabuleuse Amérique

Brillait d’un éclat fantastique

Le dollar

Il f’sait rêver les gueux en loques

Les marchands d’soupe et les loufoques

Dont le cerveau bat la breloque

Le dollar

D’ailleurs, le séminaire ne s’intéressera pas qu’aux œuvres, mais aussi aux artistes et aux organisateurs d’événements culturels. Comment gèrent-ils le tarissement des financements? Raccourcissent-ils la saison des concerts? Cherchent-ils des manières alternatives de transmettre la musique? Valorise-t-on un genre par rapport un autre?

Approche pluridisciplinaire
Federico Lazzaro souhaite également que le séminaire fribougeois s’ouvre à d’autres disciplines. «J’appelle de mes vœux des communications à quatre mains, afin de porter un regard large sur le phénomène.» Et de rêver à de beaux duos entre musicologues et historien·n·es de l’art ou spécialistes de la littérature. «Je tiens à insister sur le fait que le séminaire est ouvert à toutes et à tous, même aux étudiant·e·s. Il ne faut pas craindre que cela soit trop technique. Il sera probablement peu question d’analyses musicales, mais de discours de la musique, d’utilisation de la musique et de paroles des chansons.»

Le présent, une simple reprise du passé?
A l’heure où les crises se multiplient au point de faire dire aux oiseaux de mauvais augure que nous serions au seuil d’une troisième guerre mondiale, il n’est pas inintéressant de se pencher sur une période où résonnait également le bruit des bottes. D’ailleurs, Federico Lazzaro l’avoue d’emblée, ses recherches ont toujours un lien avec le présent. «Je fais partie de ces historiens qui pensent que mieux connaître le passé permet de mieux comprendre le présent. Décrire les mécanismes de construction des imaginaires de l’époque permettrait de mieux appréhender la nôtre, de voir s’il y a des variantes ou des constantes. C’est donner aussi un but très concret à une recherche a priori moins utilitaire qu’une recherche en médecine, mais qui a le mérite de rappeler que réfléchir n’est jamais superflu.»
Même si l’histoire ne se répète jamais, se pourrait-il que, selon la conjoncture, elle imprime un style, un rythme ou des paroles? Et d’ailleurs, notre époque ne serait-elle qu’un bon vieux «sample» du passé?

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Nos bibliothèques entre les lignes /alma-georges/articles/2021/no-bibliotheques-entre-les-lignes /alma-georges/articles/2021/no-bibliotheques-entre-les-lignes#respond Mon, 17 May 2021 16:25:22 +0000 /alma-georges?p=13754 Pas d’études, ni de recherches, sans bibliothèques. Régulièrement, les bibliothécaires de l’Université de Fribourg partagent, le regard qu’ils posent sur leur bibliothèque. Ce mois-ci, Federica Rusconi Castellani  fait découvrir la très belle Bibliothèque de musicologie.

Plus de 100 ans après sa création, la Bibliothèque de musicologie (MUS) se dote enfin d’une véritable bibliothécaire! Ce n’est pas une blague! Je m’appelle Federica Rusconi Castellani et, depuis 2018, je suis la première bibliothécaire scientifique de la MUS. Auparavant, la bibliothèque était gérée par les professeur·e·s de Musicologie, les collaboratrices et collaborateurs scientifiques ou administratif·ve·s, les assistant·e·s… par des «bibliothécaires de circonstances», donc.

La bibliothèque est rattachée au Département de musicologie et histoire du théâtre musical. Elle se situe dans le bâtiment de Miséricorde (MIS 02, Salle 2032), dans le splendide pavillon de musicologie en rotonde.

Que trouvez-vous à la MUS?
14’400 documents sont consultables sur place. Pas de prêt à domicile, donc. Cela oblige les usagères et les usagers à profiter du cadre agréable et riche de cette bibliothèque à taille «familiale». La fraîcheur qui y règne durant la saison estivale est une véritable panacée pour les lectrices et les lecteurs.

Une collection scientifique qui s’adresse en particulier aux étudiant·e·s, ainsi qu’aux chercheuses et aux chercheurs. Toute personne intéressée par la musique est cependant la bienvenue.

Des ouvrages de référence, des monographies sur l’histoire de la musique et sur la théorie musicale. Des partitions et des éditions critiques, ainsi que des enregistrements sonores et vidéos (CD et DVD).

15 places de travail, deux postes pour la consultation des catalogues, ainsi qu’un poste destiné à l’écoute de CD et au visionnage de DVD.

Salle inférieure

Sachez cependant que la plus grande partie des fonds de musicologie, ainsi que les périodiques dans le domaine de la musique sont disponibles à la centrale de la Bibliothèque cantonale et universitaire (BCU).

La MUS mue
Dans mon quotidien, j’ai la charge de la bonne marche de la bibliothèque, des acquisitions, de la coordination entre Université et BCU et surtout de la préparation du fonctionnement futur, lorsque la bibliothèque fera formellement partie de la nouvelle BCU Centrale. Et oui, dans quelques années, la MUS n’existera plus comme nous la connaissons aujourd’hui. Une sélection de documents dans le domaine de la musique sera à disposition des scientifiques, ainsi que du grand public dans le nouveau libre-accès.

Salle supérieure

Comme je suis engagée uniquement à 20%, vous ne me trouvez pas souvent sur place. C’est donc à deux auxiliaires – deux étudiants en musicologie – d’assurer l’ouverture de la bibliothèque (23 heures/semaine). Consultez les horaires en ligne.

Musicalement vôtre
La MUS se situe dans le pavillon de musicologie et sa collection se partage sur deux niveaux, entre salle de lecture et salle de cours.

Dans ce lieu, tout nous amène vers ce phénomène multiple qu’est la musique. Cette musique qui ne signifie rien, mais qui exprime tout. La collection musicologique, bien évidemment, mais aussi les précieux instruments de musique présents, l’acoustique de la salle de cours, ainsi que les murs. Les murs? Oui, même les murs parlent de musique. Venez admirer la peinture murale cubiste datée de 1949 et signée par le peintre italien Gino Severini (1883-1966).

Dans mon quotidien, je suis donc entourée d’art, d’un clavecin, d’un clavicorde et d’un piano à queue Steinway. Je me rappelle que, lors de mes études, un piano-forte de 1795 réalisé par le célèbre facteur d’orgues fribourgeois Aloys Mooser (1770-1839) résonnait également dans la rotonde. Depuis 2018, il est déposé au Musée d’Art et d’Histoire de Fribourg.

Un environnement très motivant, donc!

Recherches musicales
C’est aussi grâce au travail du musicologue si, aujourd’hui, vous pouvez écouter la musique d’un compositeur du passé. L’une de ses tâches est en effet d’établir des éditions critiques, ou des éditions scientifiques si vous voulez, qui sont utilisées lors de concerts ou de spectacles. Fruit de longues recherches et de questionnements perpétuels, de comparaisons et d’analyses des sources, ces éditions permettent d’avoir accès à la version la plus sûre et complète, au niveau philologique, d’une composition.

Les rayonnages de la MUS grouillent de ces éditions critiques. Y avoir accès signifie pour moi avoir sous les yeux une partition le plus proche possible de la pensée du compositeur.

Salle supérieure

Comment chercher de la littérature musicale? Ce n’est pas toujours facile, mais le Répertoire International de la Littérature Musicale (RILM) est là pour vous aider! Il s’agit d’une base de données de toutes les publications sur la musique, de 1967 à nos jours et de toutes les régions du globe. Pour vous donner des chiffres, le RILM croît au rythme de plus de 50’000 notices par an! De quoi satisfaire vos besoins! Vous le trouvez parmi les .

Anecdotes du présent…
En 2019, des travaux de rénovation ont eu lieu dans le pavillon. Pour ce faire, il a été nécessaire de déplacer non seulement la collection, mais aussi les instruments. Vous pouvez imaginer mon émerveillement, lorsque j’arrive sur place et que je trouve les déménageurs confrontés avec la grandeur et le poids du Steinway. L’instrument renversé sur le côté, ils voulaient le faire passer par la fenêtre, une fenêtre qui mesure moins d’1 mètre de large. Heureusement, enfin, le piano à queue a été déménagé par la porte d’entrée du Département.

… et du passé
Les étagères ruisselantes de livres dans la salle de cours, dans la disposition pré-restauration 2016, font beau spectacle d’elles-mêmes comme toile de fond d’une scène du film de Jacob Berger Un Juif pour l’exemple (2016), adapté du roman éponyme de Jacques Chessex.

Et la rotonde a été également choisie pour accueillir l’ex-chancelier allemand Helmut Kohl interviewé par le journaliste tessinois Aldo Sofia à la fin des années 1990. Le jour d’avant, le pavillon avait été envahi et fouillé dans chaque recoin par la police.

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  • Site de la Bibliothèque de musicologie
  •  des bibliothèques de l’Université de Fribourg
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Dans la vie de Raphael, la musique donne le ton! /alma-georges/articles/2020/dans-la-vie-de-raphael-la-musique-donne-le-ton /alma-georges/articles/2020/dans-la-vie-de-raphael-la-musique-donne-le-ton#respond Thu, 07 May 2020 07:46:09 +0000 https://www3.unifr.ch/alma-georges?p=10962 Dans sa vie, tout tourne autour du son. Raphael Eccel est né dans une famille de musiciens, il étudie la musicologie, joue dans un ensemble de jeunes et est secrétaire d’UNIMIX. Rencontre en musique!

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MT180 – Merci tata Jeannette /alma-georges/articles/2019/mt180-merci-tata-jeannette /alma-georges/articles/2019/mt180-merci-tata-jeannette#respond Wed, 03 Apr 2019 08:19:26 +0000 https://www3.unifr.ch/alma-georges?p=8096 Si vous êtes doctorant·e, vous avez certainement déjà vécu cette situation: au milieu d’un repas de famille, tata Jeannette lève brusquement la tête et demande: «Et toi, tu fais quoi exactement dans la vie?» Le 28 mars dernier, 6 doctorant·e·s ont occupé la scène du Nouveau Monde  pour relever ce défi: expliquer en trois minutes le sujet de leur thèse à des non-initiés. Pari réussi pour le plus grand bonheur d’une salle comble. Alors on dit merci qui?

Les 6 performances ont été très difficiles à départager pour le jury. Il a pourtant bien fallu trancher et trois candidat·e·s ont remporté le ticket pour la finale nationale: Fiona Laura Rosselet-Jordan (3e prix), Arnaud Constantin (2e prix) et Isabela Stoian (1er prix et prix du public).

Découvrez toutes les performances de nos candidat·e·s en vidéo et en photos.

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  • վé: –
  • Photos: Daria Prati –
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«Il y aurait des massacres et des génies à tous les coins de rues!» /alma-georges/articles/2019/il-y-aurait-des-massacres-et-des-genies-a-tous-les-coins-de-rues /alma-georges/articles/2019/il-y-aurait-des-massacres-et-des-genies-a-tous-les-coins-de-rues#respond Mon, 25 Feb 2019 12:33:13 +0000 https://www3.unifr.ch/alma-georges?p=7834 Y a-t-il un lien direct entre musique et violence? En examinant son utilisation dans les processus de violence extrême, Luis Velasco-Pufleau, attaché à l’Institut d’études médiévales, tord le cou à certains clichés et suggère que la musique a le sens qu’on lui accorde.

Luis Velasco-Pufleau, les effets directs de la musique sur les gens relèvent-ils du mythe ou d’un véritable constat scientifique?
On a tendance à penser que la musique existe et agit en elle-même, qu’elle peut déclencher des actions positives ou négatives, motiver la violence ou induire le calme, indépendamment de la volonté des personnes qui l’écoutent. Prenez l’exemple du fameux «effet Mozart»: écouter ses compositions rendrait plus intelligent. De même, écouter du heavy metal ne déclenche pas en soi des envies de meurtre. Si c’était le cas, il y aurait des massacres tous les jours et des génies par milliers. Cela relève de la pensée magique. C’est une explication trop simple à des phénomènes complexes. Mozart a créé une œuvre considérable avec des pièces très différentes. On ne peut pas essentialiser ainsi l’œuvre, si vaste, de Mozart, ni donner un tel pouvoir à la musique de façon générale.


Alma&Georges vous offre tout de même un best of du compositeur. Un peu de pensée magique n’a jamais fait de mal à personne;).

Vous décrivez la musique comme une action.
Oui, l’écoute est un processus actif qui s’intègre dans une dynamique plus large et plus complexe. C’est seulement ainsi qu’elle prend du sens. Écouter la Marseillaise dans sa chambre, c’est différent qu’écouter ou chanter la Marseillaise dans une manifestation ou à un match de football, parce qu’il y a une dimension collective, des émotions partagées et tout un imaginaire derrière. De même, une chanson de Noël, entendue quand on était enfant, entraîne des souvenirs, des sensations, des espaces, des personnes, des moments qui relèvent d’une mémoire épisodique très particulière. Sur quelqu’un qui ne l’associe à rien, cette même chanson n’aura aucun effet, ou presque. Il ne faut pas essentialiser la musique. Il faut du temps pour la vivre ou pour en faire. La musique, c’est un art du temps.


Un classique du Noël français: Douce nuit chantée par les Petits chanteurs à la Croix de bois.

Mais à l’intérieur d’un espace-temps spécifique, la musique peut-elle jouer un rôle déclencheur? Pourrait-elle induire un effet supplémentaire qui ne se serait pas produit sans elle?
Tout à fait, mais pour cela il faut que la chanson soit déjà symbolisée auparavant, qu’elle soit une référence à des expériences et à des imaginaires communs partagés par celles et ceux qui la chantent ou l’écoutent. Pour continuer avec la Marseillaise: chantée de manière spontanée dans une manifestation ou un rituel politique en France, elle renvoie aussitôt à un imaginaire commun (la Révolution française, la prise de la Bastille…). Les participants placent leur action dans la lignée de cet imaginaire social partagé. Évidemment, cela va déclencher des réactions émotionnelles puissantes. Mais ce n’est pas la musique en soi, c’est tout le travail de symbolisation et de partage du social catalysés par la musique.


Selon ce qu’il y met, une même musique prend pour l’auditeur une résonnance différente.

Pas de lien intrinsèque entre musique et violence, donc. Mais entre musique et émotion?
Oui, mais c’est multifactoriel. C’est un des biais des études de psychologie de la musique en laboratoire: asseoir quelqu’un devant un appareil, lui mettre un casque et lui demander ce qu’il ressent. Le problème est qu’on n’écoute jamais la musique dans ces conditions et de cette façon-là. L’écoute musicale est en lien avec les personnes qui nous entourent, notre vie, notre langue… Il s’agit d’un processus actif, pendant lequel on va chercher certains éléments, on en filtre d’autres, on associe de l’information, on décode…

Un son aussi peut provoquer de l’émotion. Quelle est la différence alors?
Toutes les musiques sont des sons, mais tous les sons ne sont pas de la musique. La frontière dépend de nombreux facteurs, aussi bien historiques qu’esthétiques. Qualifier une musique de bruit, c’est une façon de la délégitimer. Il y a des cas limites bien sûr, par exemple certaines musiques électro-acoustiques ou la soundscape composition. La musique, c’est l’acte de donner du sens au sonore, de composer avec des sources et des matières sonores.


John Cage considérait le monde comme une vaste composition sonore. Alors musique ou non?

La musique est donc le résultat d’une action humaine, le résultat d’une volonté.
Oui, même si le concept de «musique» n’existe pas dans toutes les langues. Certaines populations n’ont pas de mot pour le traduire comme nous l’entendons, même si elles chantent et produisent des sons que nous pouvons considérer comme musicaux. Par exemple, on peut ne pas considérer une berceuse comme de la musique mais comme faisant partie de l’action d’endormir le bébé. Donc, on ne va jamais sortir la berceuse de son contexte et l’écouter seulement pour le plaisir. Elle est tellement intégrée à cette action qu’il serait inconcevable de l’en isoler.

En se concentrant sur les liens entre musique et violence en Europe, y a-t-il des éléments communs à travers l’histoire?
Oui, au Moyen Age comme aujourd’hui, on chante avant et après le combat. En analysant les sources, ce n’est pas facile d’identifier ce que les combattants de l’époque chantaient. Mais aujourd’hui, certains ethnomusicologues ont pu mener des enquêtes en Irak ou en Afghanistan. Les soldats racontent comment ils se retrouvent pour chanter ou écouter la musique. Généralement, ce sont des chansons qu’ils écoutaient déjà avant, qui maintiennent un lien hors de la temporalité de la guerre avec leurs amis ou leur famille. Parfois ce sont aussi des morceaux qu’ils apprennent à aimer au travers de nouvelles rencontres sur le terrain et qui vont créer une mémoire commune. La musique se symbolise grâce à ce partage. Dans ce processus, plusieurs facteurs entrent en jeu. D’abord l’ontologie de la musique, c’est-à-dire ce qu’on pense qu’est la musique et le pouvoir qu’on lui octroie. Ensuite, sa capacité à être intégrée dans des rituels et des processus au sein du groupe en le renvoyant à une identité commune. Par exemple, les suprématistes d’extrême droite, comme Anders Behring Breivik, le terroriste norvégien, qui développent tout un imaginaire sur l’Occident chrétien assiégé par des ennemis islamistes ou communistes se réfèrent constamment aux chants des «croisés». Mais les chants dont ils parlent sont totalement reconstruits et imaginés. Pour autant, ils ont une grande importance pour eux.


L’illustration musicale de ces images de propagande du manifeste du terroriste norvégien cherche à éveiller un héritage chrétien fantasmé.

Allons sur la scène de la violence. La musique est également utilisée pour délimiter un espace sonore. Qu’est-ce que cela signifie?
La musique s’insère toujours dans un espace et dans une temporalité spécifiques. Dans les chroniques de la première croisade, le son est utilisé pour délimiter un espace et l’inscrire dans une histoire sacrée. Par exemple, il est écrit qu’après la prise de Jérusalem les chants des croisés et les sons des trompettes ont fait résonner les vallées et les montagnes. Cette métaphore sonore place le théâtre des hostilités dans un espace d’autant plus vaste que le son est puissant. Et cette puissance représente, bien sûr, la puissance des armées chrétiennes.

La musique peut-elle alors devenir une source de motivation pour les combattants?
Elle est plutôt un amplificateur du processus de violence déjà en route. Les soldats ne sont pas là, le matin, refusant de se lever et puis on leur met de la musique et ils partent au combat. Encore une fois, la musique s’insère dans un processus complexe: pourquoi ces gens sont-ils là, quelles sont leurs raisons politiques, économiques ou religieuses? Tout cela relève à la fois de l’intime et du collectif. Il ne s’agit pas d’une décision ou d’un ordre qui vient d’en haut, mais de pratiques qui existent et qui prennent du sens pour leurs acteurs. Le son et la musique font partie intégrante des processus de violence extrême.

Mais tout de même, cette réflexion sur les possibles effets psychologiques de la musique existe, non? Par exemple dans ces cas de tortures sur fond de hard rock ou de techno.
Oui, mais elle ne se place pas toujours là où on imagine. Des musicologues en parlent dans le numéro «Musique et conflits armés après 1945» de la revue Transposition que j’ai coordonné en 2014 (https://journals.openedition.org/transposition/1057): les soldats de l’armée des États-Unis racontent souvent qu’ils utilisent simplement la musique qu’ils écoutent dans leur propre appareil. Ce n’est donc pas l’état-major qui décide; ce sont les interrogateurs. C’est un fait connu que des actes de torture ont été conduits sur le générique de l’émission pour enfants Sésame Street par exemple. Au-delà du choix musical, d’autres paramètres entrent en jeu. La puissance du son, par exemple: ce qui compte c’est moins ce qu’on met que le fait de le mettre très fort et pendant longtemps. Parfois, ce sont même plusieurs chansons qui passent en même temps à un volume assourdissant, dans un espace confiné, pendant des heures, combinées à une privation de sommeil, des températures extrêmes, ainsi que des sévices physiques.


De la musique pour enfant utilisée à des fins de torture. Peut-être un choix par défaut, mais probablement efficace.

Ce sont donc souvent des musiques qui ont une référence «positive» pour le soldat…
Oui et cette opposition peut se situer à de nombreux niveaux. Par exemple, au cours des actes de torture comportant des humiliations sexuelles, la musique de Christina Aguilera ou Britney Spears a été utilisée accompagnée d’images de femmes nues, afin de heurter profondément les systèmes de valeurs de certains prisonniers.

La musique peut aussi servir de catharsis. Je pense à la capoeira, aux gospels des descendants d’esclaves africains… Dernièrement encore, un artiste comme Childish Gambino a critiqué la violence subie par les Afro-Américains dans une chanson…. Peut-on établir un lien entre violences sociétales et ce type de réponses musicales?
L’exemple de Childish Gambino est intéressant, même s’il n’est pas . L’ambivalence, la richesse et la densité symbolique de sa chanson This Is America permettent une multitude d’interprétations, pour la plupart avec un fort contenu politique. La musique a la capacité de faire partie des luttes pour la justice sociale et des mouvements de résistance politique.


Critique sociale ou simple produit commercial surfant sur une vague à la mode?

Le chant peut aussi servir d’expression pour la mémoire. Les anciens combattants ou les femmes chantent la guerre.
Cela s’intègre souvent au sein de rituels mémoriels de (re)construction d’identités communes. Des chants comme ceux des brigades internationales pendant la Guerre civile espagnole sont des chants collectifs qui vont définir des objectifs, des caractéristiques ou des origines communes. Ces chants vont transmettre une identité et un imaginaire au travers de cette mémoire sonore de l’événement, du temps et de l’espace avant, pendant et après le combat. Ils reconstruisent les expériences vécues pendant la guerre, ce qu’on veut garder de l’événement et parfois ce qu’on veut oublier.

Il y a des cas intéressants où la même chanson est partagée par les deux camps ennemis avec, évidemment, une symbolisation ou un imaginaire différent. C’est souvent le cas lors de guerres civiles lorsqu’un chant commun avant la guerre se voit doté de paroles différentes par chacun des camps. Pendant la Seconde Guerre mondiale, la chanson Lili Marlène était écoutée autant par les soldats alliés que par les soldats allemands. On raconte même que, sur le front africain, alors que les deux lignes ennemies se trouvaient loin des pays d’origines, plongeant les soldats dans un état d’isolement et de nostalgie, il y avait une trêve lorsque la chanson passait à la radio.


Une même musique pour deux camps différents réunis par la même nostalgie.

Réappropriation par les deux camps. Pour boucler la boucle, retrouvons notre Marseillaise du début. En se la réappropriant, Gainsbourg a su lui donner une nouvelle dimension.
Il a touché à l’hymne national et questionné son interprétation univoque. L’État n’était plus le seul habilité à lui donner du sens. Par définition la musique est polysémique et équivoque. Dès qu’on veut délimiter son sens, on entre dans des processus de propagande. En temps de guerre c’est une arme incontournable.


La version reggae de la Marseillaise de Gainsbourg montre parfaitement comment même un hymne peut servir des messages différents suivant comment il est symbolisé.

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  • est chercheur postdoctorant, attaché à l’Institut d’études médiévales dans le cadre d’un certificat de spécialisation en études médiévales. Il tient également le blog «».
  • Les 12 et 13 novembre dernier s’est tenu à l’Unifr le colloque «» organisé par , Luis Velasco-Pufleau et , soutenu et encadré par l’de l’Université de Fribourg.
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