FNS – Alma & Georges /alma-georges Le magazine web de l'Université de Fribourg Tue, 29 Oct 2024 13:58:13 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.3.5 Tourisme dans les Rocheuses: des Suisses premiers de cordée /alma-georges/articles/2024/tourisme-dans-les-rocheuses-des-suisses-premiers-de-cordee /alma-georges/articles/2024/tourisme-dans-les-rocheuses-des-suisses-premiers-de-cordee#respond Tue, 29 Oct 2024 13:58:13 +0000 /alma-georges?p=21153 Il y a 125 ans, la Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique a fait appel à des guides suisses, afin de développer le tourisme dans les montagnes Rocheuses. Leur présence sur près d’un demi-siècle dans la région de Golden a laissé de nombreux vestiges, tels que le village d’Edelweiss ou des Walliser Stube. En collaboration avec leurs homologues canadiens, des historien·n·es de l’Unifr se sont penché·e·s sur ce pan d’histoire méconnu de ce côté-ci de l’Atlantique.

Non, les sujets de sa gracieuse majesté n’ont pas été les seuls inventeurs et catalyseurs du tourisme alpin! En Colombie-Britannique, des guides suisses, recrutés au tournant du siècle précédent par la Compagnie Canadian Pacific Railway, y ont si bien joué le rôle d’«ouvreurs» que la région compte aujourd’hui quelques-unes des stations de ski les plus prestigieuses du monde.
Cette histoire, aussi fascinante que méconnue, implique plusieurs générations d’alpinistes suisses qui, aux côtés de leurs homologues originaires d’autres pays, ont diffusé, non seulement au Canada mais aussi en différents lieux de la planète, leur pratique et leur expertise de la montagne, qu’elle soit sportive, technique, scientifique ou entrepreneuriale.

Photo: RE/MAX of Golden

Selon Claude Hauser, professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Fribourg, ces «faiseurs de montagne» ont largement contribué à donner de la Suisse une autre image que celle d’un pays exclusivement alpestre et replié sur lui-même: «L’histoire de l’ascensionnisme mondial examiné par le bout de la lorgnette helvétique est une histoire d’ouverture, de grands espaces, d’échanges réciproques, ainsi que le récit de la prise en compte progressive de paysages d’exception qui sont autant d’espaces non seulement à conquérir, mais aussi à préserver, partager ou protéger.»

Conférence dans le cadre des 125 ans de la présence des guides suisses à Golden

Le 5 octobre dernier à Golden en Colombie-Britannique, Claude Hauser et les doctorant·e·s Lucia Leoni et Maurizio Raselli, accompagné·e·s de collègues de l’Université d’Edmonton en Alberta, ont été convié·e·s à faire part de l’état de leurs investigations lors d’un événement organisé par la Fondation Edelweiss Village et le Consulat suisse de Vancouver pour célébrer les 125 ans de la présence des guides suisses.

Claude Hauser, professeur d’histoire contemporaine

Claude Hauser, comment diable le Canadian Pacific Railway a-t-il eu l’idée de faire appel à des guides suisses pour développer le tourisme dans les Rocheuses?
La Canadian Pacific Railway (CPR), compagnie ferroviaire qui venait de relier le Canada «from coast to coast» en 1885, rêvait de développer une économie touristique dans les Rocheuses. «Si nous ne pouvons pas déplacer le paysage, nous devons déplacer les touristes», avait proclamé William van Horne, dirigeant du CPR. Mais à la suite de quelques accidents de montagne, la nécessité d’assurer la sécurité de ces touristes, issus d’une élite sociale, s’est vite imposée. Pour cela, on est allé chercher dans les Alpes les guides suisses dont l’expertise était reconnue à la fin XIXe, puisqu’ils avaient accompagné les Britanniques passionnés par la conquête des sommets de l’Oberland et du Valais. Le CPR les a donc engagés, au départ une trentaine, pour assurer le développement d’un réseau ascensionniste organisé, sécuritaire et attractif pour les touristes dans les Rocheuses, qu’on vantait comme un environnement montagnard représentant «50 fois la Suisse»: de quoi attirer les voyageuses et voyageurs du continent américain, et même de plus loin!

Qui étaient ces guides et que reste-t-il de leur passage?
La majorité était originaire de l’Oberland bernois, des environs d’Interlaken ou en provenance des vallées montagnardes toutes proches. Les plus connus d’entre eux provenaient de la famille Feuz, dont plusieurs représentants sont restés célèbres et se sont succédé au fil des générations dans les Rocheuses. D’autres sont arrivés du Valais également, comme Walter Perren originaire de Zermatt, connu pour son expertise en matière de sauvetage en montagne, mais aussi du Tessin, à l’instar de Bruno Engler originaire de Lugano.

Ces échanges semblent être inscrits dans la durée, jusque dans les années 1950.
Absolument! La longévité de cette expérience, qui est une histoire migratoire, explique que l’empreinte helvétique a été forte et durable. Il est intéressant de noter que, au départ, l’établissement des guides était saisonnier: ils retournaient en Suisse à l’automne pour faire un nouveau voyage vers les Rocheuses à chaque printemps. Le CPR craignait de ne pas les voir revenir — le risque du Heimweh malgré les bonnes conditions offertes. C’est pourquoi, il a organisé la construction à Golden d’un village destiné à les accueillir plus durablement, eux et leurs famille. C’est l’origine d’Edelweiss Village, un lotissement de chalets «de style suisse», construit sur les hauteurs de Golden au-dessus de la gare où s’arrêtaient les trains du CPR. En descendant sur le quai, les touristes pouvaient d’emblée voir ce «village suisse» abritant leurs futurs guides vers les sommets, garants de leur sécurité. Une opération de marketing réussie, autant qu’une entreprise de transfert de savoir et de technologie ascensionnistes de grande envergure!

Pourtant, le village a dû être sauvé grâce à une fondation. Est-ce que cela veut dire que ce projet était un échec?
Pas vraiment un échec, mais une entreprise qui a été critiquée et a perdu sa raison d’être au fil des décennies. Les guides suisses et leurs familles trouvaient parfois que l’architecture et le confort de leurs «chalets» de Golden n’avaient pas grand-chose à voir avec leurs demeures de l’Oberland. Le site d’Edelweiss Village était aussi éloigné du centre du village, les tenant un peu à l’écart, surtout quand le très long et rigoureux hiver canadien compliquait les déplacements. Avec la fin de la politique d’engagement sur contrats menée par le CPR dans les années d’après-guerre, la filière suisse s’est poursuivie avec moins de force et de constance et les réseaux se sont diversifiés, y compris pour l’établissement des immigré·e·s. Peu à peu le village a perdu ses occupant·e·s, certains bâtiments n’ont plus été entretenus, etc. C’est au moment où la mémoire historique de ces lieux a pris de l’importance, notamment pour la communauté suisse de l’étranger établie en Colombie britannique, en quête de racines et d’héritage culturel, qu’un mouvement s’est créé pour conserver et restaurer le village menacé de destruction.

Edmonton Swiss Men’s Choir

Aujourd’hui, que reste-t-il de ce village?
Grâce à la Fondation Edelweiss village, les fameux chalets ont pu être préservés de la vente et de la destruction, restaurés et offerts comme nouveaux lieux de villégiature aux nombreux touristes du XXIe siècle. L’héritage culturel que représentent ces chalets est aujourd’hui très apprécié par les Nord-Américains avides de patrimoine.

Hormis ces chalets, existe-t-il d’autres vestiges de cette «histoire suisse»?
En visitant la région, les touristes découvrent des sommets baptisés du nom de plusieurs guides suisses qui en ont ouvert la voie, peuvent goûter des spécialités au fromage dans les Walliser Stube de différents hôtels de la région, comme le fameux Château Lake Louise, ou constater que la technique de plusieurs téléphériques installés pour rejoindre aisément certains sommets des Rocheuses et profiter des domaines skiables est aussi d’origine helvétique…

Photo: Whyte Museum of the Canadian Rockies

Est-ce que les sports d’hiver sont, comme chez nous, le moteur du développement touristique?
J’ai, en effet, pu découvrir que l’expertise ascensionniste helvétique, comme d’autres d’ailleurs, était fortement liée à la diffusion des sports d’hiver et du ski en particulier, autre domaine particulièrement développé, on le sait, dans les montagnes suisses. Ces «traces parallèles» du ski et de l’ascensionnisme peuvent être observées dans l’histoire des échanges sportifs et touristiques entre le Canada et la Suisse, particulièrement à l’époque du boom économique et touristique d’après-guerre.

Ce que j’ai pu constater également, c’est que les experts helvétiques étaient polyvalents (connaissance technique de la montagne, scientifique de la neige et des avalanches, économique des moyens d’exploiter les ressources liées au tourisme, depuis l’hôtellerie aux remontées mécaniques, en passant par le développement de l’Héliski…) et que leur terrain d’action ne se limitaient pas aux Rocheuses. Nombre d’entre eux traversaient tout le Canada pour accepter des contrats dans les Laurentides, au Québec, ou encore dans le Manitoba, au centre du pays. Migrants à l’origine, ils demeuraient très mobiles sur le continent nord-américain. Enfin, dernier élément original que j’ai pu soulever, c’est que leur origine n’était pas exclusivement des vallées alpines. Plusieurs d’entre eux provenaient notamment de la plus modeste chaîne jurassienne, à l’image d’Emile Cochand, originaire de La Sagne, qui débarque du bateau en 1911 à Halifax avec une centaine de paires de skis, six bobsleighs et une vingtaine de luges de compétition! Ce champion de sports d’hiver va être une cheville ouvrière du développement des stations de skis installés à partir des années 1920 au Nord de Montréal.

Lucia Leoni, doctorante en histoire contemporaine

Dans le cadre de sa thèse, Lucia Leoni s’est penchée sur l’histoire de la photographie et du cinéma de montagne, en Suisse et au Canada. Elle a vite remarqué que certains des experts suisses de la montagne qui avaient franchi l’Atlantique étaient bien plus que de simples conquérants de l’inutile.

Lucia Leoni, parlez-nous de Bruno Engler, ce Tessinois à la trajectoire exceptionnelle.
Bruno Engler est un exemple précieux de photographe et de cinéaste de montagne qui a marqué les Rocheuses canadiennes. Né en 1915 à Lugano, il a immigré à Banff en 1939 comme l’un des derniers guides suisses engagés par le Canadian Pacific Railway pour son expertise en matière d’alpinisme et de ski. Il a été recruté spécifiquement pour former les soldats canadiens aux défis potentiels dans les montagnes pendant la Seconde Guerre mondiale. Sa famille à Lugano possédait un magasin de photographie et il est donc arrivé à Banff avec l’amour et la connaissance des montagnes, de la photographie et du cinéma. Il a commencé sa carrière de photographe d’abord pour des raisons financières: il pouvait gagner un peu d’argent en prenant des photos pour les parcs nationaux canadiens et d’autres agences. Il en va de même pour les films: sa familiarité avec les tournages dans les zones montagneuses fait qu’il a été très demandé.

[Bruno Engler], 1969, Whyte Museum of the Canadian Rockies, Bruno Engler fonds (V190/I/F/3/NA-28), whyte.org.

A tel point qu’il va même faire une carrière internationale!
Diverses sociétés de production canadiennes et américaines vont engager Bruno Engler en tant que caméraman, photographe et même en tant qu’acteur. Il travaillera, entre autres, pour Disney et avec des acteurs hollywoodiens tels que Paul Newman et Michael J. Reynolds. Avec ses magnifiques photographies et les nombreux films qu’il a réalisés sur les différentes stations de montagne et de ski du parc national de Banff, il a certainement contribué à promouvoir l’alpinisme, le ski et l’escalade dans les Rocheuses canadiennes. Quant à savoir si Bruno Engler, comme d’autres, avait une vision spécifiquement «suisse», je n’en suis pas certaine. Je peux seulement dire que lui comme d’autres de ses compatriotes immigrés se sont installés définitivement au Canada, avec un amour «pur» pour ces montagnes. Cela se reflète certainement dans la qualité des images et dans tout ce qu’ils ont apporté à la région. Leur «regard suisse» était et est toujours très respecté par les locaux, qui considèrent ces Suisses comme fondamentaux dans le développement de leur territoire.

Dans le cadre de sa thèse, Maurizio Raselli dresse quant à lui le portrait d’André Roch, le Genevois à l’origine de la première piste de ski à Aspen, l’une des stations les plus huppées du monde.

Maurizio Raselli, aujourd’hui, Aspen est l’une des Mecques mondiales du ski. Peut-on dire qu’André Roch a été un visionnaire?
Le fait qu’il soit un visionnaire ou non est passablement discuté. Il a certainement anticipé le développement du ski en tant que sport de masse aux Etats-Unis et il a vu et su mettre en valeur le potentiel d’Aspen. Cependant, je pense que, étant donné le succès que le ski avait déjà en Europe et l’intérêt qu’il suscitait parmi l’élite américaine, plutôt que de façonner l’avenir avec des visions qui dépassaient son époque, André Roch a pu et su surfer sur la vague. Le développement du ski aux Etats-Unis était souhaité par beaucoup depuis longtemps, afin que «les 8’000 Américain·e·s qui allaient chaque année dépenser leur argent en Europe restent aux Etats-Unis». Cependant, pour des raisons techniques, ce n’était pas si facile à réaliser. D’autres protagonistes ont su voir le potentiel d’Aspen et ont également investi du temps et de l’argent dans ce projet. Dès le début, ils ont parlé de l’avenir glorieux de la ville. Eux étaient, je crois, les vrais visionnaires.

André Roch est-il passé à la postérité à Aspen?
La plupart des gens ne savent probablement pas qui il est. Mais celles et ceux qui s’intéressent un peu à l’histoire locale, et ils sont nombreux ici, le connaissent très bien. D’ailleurs, son nom se retrouve à plusieurs endroits d’Aspen: une chambre d’hôtel porte son nom, une course de ski, une piste également, et même dans des endroits isolés, il y a souvent son nom en raison de son activité à cet endroit. Je dirais donc que dans certains milieux, oui, André Roch est très connu et, paradoxalement, beaucoup mieux ici que dans la région de Genève où il a grandi et où il demeure, me semble-t-il, pratiquement inconnu. Nul n’est prophète en son pays!

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  • sur le village Edelweiss
  • La mondialisation des Alpes
  • Claude Hauser
  • Photos: Claude Hauser (sauf mention contraire)
  • Image de titre: RE/MAX of Golden
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Terre sainte: cartographier le sacré au-delà des clivages /alma-georges/articles/2024/terre-sainte-cartographier-le-sacre-au-dela-des-clivages /alma-georges/articles/2024/terre-sainte-cartographier-le-sacre-au-dela-des-clivages#respond Fri, 07 Jun 2024 10:02:41 +0000 /alma-georges?p=20369 Porté par l’Université de Fribourg, le projet Holy Networks s’attelle à l’étude d’un corpus de 400 lieux saints en Palestine. Son but: faire dialoguer les traditions historiographiques et proposer un nouveau cadre interprétatif du sacré dans la région.

Bien qu’aujourd’hui traversée par les violences et les conflits, la Terre sainte n’en demeure pas moins le terreau d’une dévotion multiséculaire pour les fidèles des trois religions abrahamiques. Derrière les lignes de fractures: un réseau de lieux saints, objets de vénération parfois partagés entre juifs, musulmans et chrétiens. L’étude de ces loca sancta sont au cœur du projet de recherche Holy Networks, démarré en avril 2024 par l’Université de Fribourg, et qui réunira une dizaine de chercheurs et chercheuses et issu·e·s de différents horizons de recherche, culturels et temporels.

«Notre objectif, par l’étude d’un corpus de 400 lieux saints, consiste à faire dialoguer les différentes traditions historiographiques afin de proposer un cadre interprétatif renouvelé de la Terre sainte», résume Michele Bacci, professeur ordinaire d’histoire de l’art médiéval à l’Université de Fribourg. Coordinateur de cette recherche prévue sur cinq ans et financée par le Fonds national suisse (SNSF Advanced Grants), il relève le pont symbolique que permet ce projet, dans une région où les communautés sont aujourd’hui divisées.

Approche transversale
«Notre recherche s’intéresse notamment à la manière dont ces différentes cultures ont cohabité par le passé, dans une région investie de longue date sur les plans spirituel, culturel, mais aussi politique» Pour mener ses recherches, effectuées essentiellement depuis Fribourg, Michele Bacci et son équipe pourront compter sur les riches fonds d’institutions comme le Studium Biblicum Franciscanum ou l’Ecole biblique archéologique française à Jérusalem. Dans une Terre sainte déjà passablement labourée par les projets de recherches, Holy Networks se démarque par sa transversalité et sa volonté de mettre en lien des données nombreuses, mais qui demeurent souvent fragmentaires. Car c’est un paradoxe: les fouilles et descriptions réalisées au fil des siècles ont généré une importante masse de données, mais ces dernières se retrouvent aujourd’hui éparpillées entre différentes aires culturelles (juive, musulmane, chrétienne latine, grecque, arménienne, etc.).

Sept siècles sous la loupe
«Une telle recherche est facilitée par Internet, grâce à la consultation de manuscrits et livres rares en ligne», précise Michele Bacci. Si l’accès aux ressources est aisé, deux bornes temporelles baliseront le travail des chercheur·euses. «Nous nous pencherons sur la période islamique post-croisée, soit une durée de sept siècles qui va de la reconquête de Jérusalem par Salah ad-Din en 1187, à l’établissement du soi-disant statu quo par le sultan ottoman Abdülmecid en 1852», explique Michele Bacci. Ce qui rend cette période intéressante, c’est que les non-musulmans avaient alors l’interdiction d’ériger de l’architecture nouvelle et de restaurer ce qui existe. Michele Bacci s’intéresse particulièrement à la domination mamelouke, du milieu du XIIIe au début du XVIe siècle. «A ce moment, les lieux saints se multiplient, mais s’émancipent de l’architecture. Si dans les faits, il était interdit aux chrétiens et aux juifs de monumentaliser, ceux-ci pouvaient maintenir l’existant», fait remarquer le chercheur. On se met ainsi à vénérer une pierre sur laquelle la Vierge Marie se serait reposée lors de la Passion ou un arbre à l’ombre duquel la Sainte Famille se serait arrêtée. Autant de «portions de paysage», qui matérialisent le souvenir d’un épisode sacré.

Saintes au carrefour des traditions
Des sites, comme le tombeau de Rachel sur la route de Bethléem, sont vénérées par les trois religions abrahamiques. Il arrive que les différentes traditions réinvestissent ces lieux à leur manière. Michele Bacci cite l’exemple, sur le Mont des Oliviers, d’un tombeau attribué à trois femmes différentes. «Les juifs y vénèrent la prophétesse Hulda, mentionnée dans l’Ancien Testament au temps du roi Josué, là où les musulmans célèbrent Rabi’a al-Adawiya, figure soufie du VIIe siècle. Les chrétiens y prient quant à eux sainte Pélagie d’Antioche, prostituée, actrice et danseuse convertie au christianisme.»
Contrairement à la pratique en Occident, où l’on vénère habituellement des statues, des images ou des objets, la dévotion en Terre sainte se démarque par le fait que l’attention est dirigée vers des «morceaux» de sol ou de paysage: un trou dans un pavement, un rocher ou un arbre. «Comment ces lieux se distinguent-ils de ce qui les entoure ? C’est cette perspective anthropologique qui nous intéresse», relève Michele Bacci. Les chercheur·euses s’arrêteront sur les dispositifs d’encadrement qui indiquaient qu’il s’agissait d’un lieu saint.

Comment se vivait l’expérience du sacré?
Outre cette approche «en creux», par laquelle un lieu saint se donne à voir par ce qui l’entoure, une attention sera mise sur les stratégies déployées pour définir la nature sacrée de ces endroits (narrative, spatiale, performative, rituelle). Par exemple, concernant les dévotions, des prières étaient-elles lues de manière collective? «Il existe une quantité infinie de textes qui n’ont jamais été recueillis de manière systématique», souligne l’universitaire.

Ces morceaux de territoire sacralisés ne sont pas isolés les uns des autres. Des routes et des chemins qui relient les principaux sites émerge une topographie sacrée dynamique. «Dans l’expérience de ces lieux, il y a aussi, pour le pèlerin, le mouvement qui les relie», rappelle Michele Bacci. Dans certains cas, il s’agit d’une pratique mémorielle, à l’image du tracé Bethléem-Jérusalem qui permet de «revivre» le parcours de Marie, Joseph et l’Enfant Jésus.

Le mouvement, objet de dévotion
«Par la fatigue, l’effort, le mouvement devient lui-même un objet de dévotion», considère encore le chercheur. Le projet Holy Networks entend d’ailleurs reconstituer cette dimension du corps en déplacement, que ce soit à pied ou à cheval, par une simulation digitale qui permettra de se rendre compte de cette temporalité. «C’est un travail qui n’a jamais été fait!», insiste Michele Bacci. Une reconstitution d’autant plus précieuse que la localisation des loca sancta s’est compliquée par endroits, du fait de l’altération du paysage. C’est le cas du champ dit «de pois chiches pétrifiés», dont on raconte que la Vierge (ou le Christ selon les versions) y aurait transformé les pois chiches d’un cultivateur en cailloux. Ce champ aurait existé jusqu’à la première moitié du XXe siècle, pour finalement disparaître, traversé aujourd’hui par le mur de séparation.

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Les atouts discrets de la reformulation /alma-georges/articles/2023/les-atouts-discrets-de-la-reformulation /alma-georges/articles/2023/les-atouts-discrets-de-la-reformulation#respond Fri, 06 Oct 2023 13:04:45 +0000 /alma-georges?p=18839 Reformuler pour mieux convaincre: dans le discours argumentatif, les orateurs font la part belle à la reformulation. Outre l’efficacité de cet outil en termes de persuasion, des chercheurs·euses de l’Unifr et de la Warsaw University of Technology ont montré qu’il augmente la crédibilité du locuteur·trice.

Demandez au commun des mortels ce qu’est la reformulation et vous obtiendrez probablement la réponse suivante: «Une manière différente de dire exactement la même chose, que ce soit de façon plus courte ou de façon plus longue.» Ou alors: «Une technique utilisée par les orateurs·trices pour s’écouter parler.» Voire: «Du blabla.» Pas si vite! Loin d’être toujours neutre, la reformulation peut être diablement efficace pour soutenir un point de vue. Dans le discours argumentatif, elle constitue d’ailleurs le deuxième type d’élément le plus utilisé – et le plus persuasif.

Ces constatations ressortent d’études préliminaires menées conjointement à l’Université de Fribourg et à la Warsaw University of Technology. L’équipe suisse a opté pour une approche expérimentale. «Elle consistait à soumettre les participant·e·s à des paires de phrases contenant ou non des reformulations et à analyser leurs réactions», souligne Steve Oswald, qui a piloté le pan helvétique de la recherche. Quant aux chercheurs·euses polonais·es, réuni·e·s sous la houlette de Marcin Koszowy, «elles et ils se sont penché·e·s sur d’importants ensembles de données, par exemple les débats de l’élection présidentielle américaine de 2016», précise le maître d’enseignement et de recherche au Département d’anglais de l’Unifr.

Atouts marketing
Dans un contexte argumentatif, la relation d’inférence, qui consiste à utiliser un argument – donc à passer de prémisse à conclusion – demeure certes l’outil auquel les orateurs·trices ont le plus souvent recours afin de convaincre leur auditoire. «C’est le cas dans cet exemple: il faut voter pour cette candidate car elle est la plus compétente», note Steve Oswald. Reste que la reformulation peut elle aussi jouer le rôle d’argument. Le chercheur cite l’exemple d’une paire d’orateurs·trices (A et B) soutenant un même propos. Orateur A: «On peut concevoir qu’un ministre fasse preuve d’optimisme et de volontarisme…» Orateur B: «D’inexpérience!»
Dans un contexte marketing aussi, la reformulation peut s’avérer très utile. «Pour les besoins de notre étude, nous avons créé des paires de phrases constituant des dilemmes de consommation et les avons soumises aux participant·e·s afin de mesurer l’effet sur leurs choix», poursuit le collaborateur de l’Unifr. Il prend pour illustration une barre de céréales. Dans le premier cas, il est conseillé de l’acheter «car elle est riche en vitamines». Dans l’autre cas, on recommande sa consommation «car elle est riche en vitamines, elle contient cinq vitamines essentielles». L’équipe de Steve Oswald a constaté que la phrase impliquant une reformulation était perçue par les sondé·e·s comme davantage persuasive. «L’effet n’est pas dramatique mais il est bien là.»

Mieux comprendre pour mieux utiliser
Baptisé AMoRe («Argumentative Model of Rephrase: A Pragmatic and Rhetorical Approach»), le projet de recherche a obtenu un financement FNS portant sur 4 ans. Des études préliminaires, il est ressorti qu’en plus de sa qualité argumentative, la reformulation comporte d’autres atouts. «Il semblerait qu’en recourant à cet outil, le locuteur ou la locutrice dope sa crédibilité auprès de son auditoire, comme s’il lui conférait une sorte d’expertise», constate Steve Oswald. Une des prochaines étapes de l’étude consistera justement à approfondir cet aspect. Les scientifiques souhaitent par ailleurs pousser plus loin les connaissances en matière de reformulation. En cartographiant ses types ainsi que ses fonctions dans le langage naturel, et en testant ses effets rhétoriques et persuasifs, il sera à terme possible de créer un modèle complet de ses aspects pragmatiques et argumentatifs.

Mais au fond, quel serait l’apport d’un tel modèle, hormis le fait qu’il démontrerait la pertinence de la collaboration – inédite – entre deux méthodologies complémentaires? «Au-delà de la reformulation, ce modèle pourrait potentiellement être transposé à d’autres phénomènes langagiers, tels que la métaphore», explique Steve Oswald. Mais ce n’est pas tout. «Bien comprendre comment fonctionne un outil permet d’en améliorer l’utilisation, que ce soit au niveau de la recherche fondamentale ou sur le terrain.» Et de citer les domaines de la politique ou de la publicité. «Même si cette dernière n’est pas trop mon truc», ajoute-t-il en riant. Il ne faut pas oublier non plus qu’«un énorme domaine de recherches s’est ouvert à l’interface entre l’intelligence artificielle et la linguistique, dont ChatGPT est l’exemple le plus connu.» Autant de recherches qui passent, elles aussi, «par une meilleure compréhension du fonctionnement du langage».

 

«», in: Journal of Pragmatics, Volume 210, June 2023, Pages 12-23

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