Asie – Alma & Georges /alma-georges Le magazine web de l'Université de Fribourg Wed, 08 Jul 2020 06:39:18 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.3.5 Une histoire de la Suisse «made in Asia» /alma-georges/articles/2020/une-histoire-de-la-suisse-made-in-asia /alma-georges/articles/2020/une-histoire-de-la-suisse-made-in-asia#respond Mon, 08 Jun 2020 08:58:46 +0000 https://www3.unifr.ch/alma-georges?p=11116 Les études sur les relations entre la Suisse et l’Asie de l’Est ne datent pas d’hier, mais elles n’ont porté, pour la plupart, que sur les missions chrétiennes et la diplomatie, toujours d’un point de vue helvéticocentrique. Afin d’élargir le champs de cette historiographie traditionnelle, plusieurs chercheuses et chercheurs du Département d’histoire contemporaine ont participé au  dernier numéro de traverse qui s’intéresse à des acteurs non-étatiques tels que des hommes d’affaires et des journalistes. Cette approche nouvelle permet d’aller au-delà de l’histoire officielle, celle des relations entre Etats, et de découvrir quelques destins exceptionnels.

Matthieu Gillabert, à quand remontent les premiers contacts entre la Suisse et l’Asie de l’Est?
On retrouve des échanges entre la Suisse et l’Asie de l’Est à partir du 17e siècle. Des jésuites suisses se trouvent alors en Chine. Par la suite, des marchands et mercenaires accompagnent les compagnies de commerce étrangères. Ce sont aussi des jésuites qui rapportent les premières informations sur le Japon. Mais la densité des échanges ne s’affirme qu’à partir de la moitié du 19e siècle par le biais de missions religieuses, des marchands et du développement des relations diplomatiques. C’est en 1868 que la première délégation nippone visite la Suisse. C’est donc aussi à ce moment-là que se développent des représentations réciproques.

En 1864, la Suisse, pays sans flotte militaire, parvient à signer des traités commerciaux avec le Japon, au nez et à la barbe de grandes puissances coloniales européennes. Comment a-t-elle fait?
Ce n’est pas tout à fait exact. D’abord, le premier envoyé suisse en 1861, Rodolphe Lindau, n’obtient aucun accord du gouvernement shogunal. Ensuite, la Suisse n’agit pas à l’insu des grandes puissances (depuis 1853, les Occidentaux forcent le Japon à l’ouverture), mais profite plutôt du développement des relations commerciales entre l’Europe et l’Extrême-Orient. Le ministre plénipotentiaire suisse, Aimé Humbert, participe aux négociations sur l’ouverture des ports japonais aux Occidentaux: il joue sur plusieurs tableaux, au profit des horlogers, du Conseil fédéral, et des Occidentaux. Si cette histoire est déjà connue, l’apport de notre numéro réside dans l’intérêt porté aux partenaires asiatiques. La trajectoire du marchand suisse Hermann Siber Siber décrite par Alexis Schwarzenbach montre qu’on ne peut comprendre son succès commercial dans le domaine de la soie qu’en prenant en compte son insertion dans les milieux d’affaires japonais.

On voit que ce sont avant tout les industriels suisses qui ont poussé les autorités à créer des représentations diplomatiques au Japon. Quelle a été leur motivation?
Le réseau diplomatique suisse est très limité au 19e siècle et ce jusqu’à la moitié du 20e siècle, alors que l’industrie d’exportation est en pleine expansion. Les milieux économiques ont surtout intérêt à développer un réseau consulaire, c’est-à-dire des avant-postes capables de défendre les intérêts matériels des compagnies dans des territoires éloignés. Les consuls sont recrutés hors de la carrière diplomatique; ils appartiennent eux-mêmes aux commerçants intéressés par ces régions.

Est-ce que d’étudier les relations économiques entre la Suisse et l’Asie de l’Est permet de jeter un regard neuf sur l’articulation entre élites économiques et pouvoir politique en Suisse?
La politique étrangère de la Suisse en Asie au 19e siècle est presque exclusivement au service des intérêts commerciaux. En cela, la cohabitation du politique et de l’économique tend à l’union de fait. Je dirais que le nouveau regard de ce numéro de traverse porte plutôt sur les réseaux des Suisses sur place, les collaborations avec les puissances impériales et avec les autorités locales.

Cela dit, le volume des échanges commerciaux entre la Suisse et l’Asie de l’Est reste longtemps modeste, au moins jusqu’à la fin du XXe siècle.
Par rapport aux échanges avec nos voisins, l’Asie reste modeste. L’engagement suisse est plutôt précoce, ce qui s’explique par son industrialisation et son économie d’exportation, mais les volumes d’échanges sont faibles. Ils augmentent toutefois au tournant des années 1990, dans le contexte de la globalisation des échanges et de la division mondiale du travail. L’article de Pierre-Yves Donzé dans ce numéro sur Nestlé invite à ne pas regarder uniquement l’aspect quantitatif, mais aussi l’expérience que la multinationale helvétique fait au Japon. En particulier, sa capacité à localiser le développement de produits a été reproduite ailleurs: le Japon fonctionne ainsi comme un laboratoire de la globalisation de l’entreprise.

La présence suisse en Asie n’est d’ailleurs pas que d’ordre économique, un homme d’affaires suisse, Richard von der Crone, a connu un destin assez singulier à Shanghai.
Sa destinée est hors du commun, comme le montre Julian Wettengel. Richard von der Crone est un commerçant suisse qui devient membre du Conseil municipal de Shanghai en 1941 sous les autorités japonaises, et qui parvient à se maintenir sous les autorités chinoises, tout en collaborant avec le CICR. Ces intrications entre plusieurs activités et l’imperméabilité aux changements de régime posent des questions importantes sur la capacité d’élites coloniales à se rendre indispensables. Le fait d’être suisse semble apporter un atout supplémentaire pour participer à ces collaborations «transimpériales» avec des ressortissants d’autres puissances occidentales.

La relation entre la Suisse et l’Asie de l’Est n’est pas univoque. Les Japonais et les Chinois viennent aussi chez nous, en particulier pour des raisons touristiques.
C’est bien l’objectif de ce numéro, montrer qu’il n’y a pas une expansion occidentale vers l’Asie, ni des Suisses qui partent explorer ces régions exotiques, mais qu’il y a des échanges et des représentations sur la Suisse produites par les Asiatiques qui l’ont côtoyée. Au 19e siècle, des délégations japonaises se rendent en Suisse et leurs écrits montrent une certaine fascination pour la montagne. Elle se traduit par l’arrivée des premiers alpinistes nippons, comme Yuko Maki qui gravit le Cervin en 1921.

Le texte chinois dit: «Légende dans les Alpes. Neige, glace et vie de luxe». (Christoph Niermann, 2013. Tourismusorganisation Engadin St. Moritz.)

Au Japon, la figure de Heidi – le roman de Spyri est traduit en 1920 et l’héroïne est popularisée par le dessin animé d’Isao Takahata en 1974 – joue un rôle central dans l’imaginaire lié à la Suisse et dans la propagande touristique. En Chine, l’image de la Suisse «jardin du monde» domine, illustrée par des peintres traditionnels. Rappelons que, même si les Japonais viennent depuis les années 1950, comme le montre Laurent Tissot, et les Chinois depuis les années 1980, la Suisse reste souvent une étape de voyage sur le continent européen.

Vos recherches ont été publiées dans le dernier numéro de la revue ³Ù°ù²¹±¹±ð°ù²õ±ð.ÌýQu’apportent-elles de nouveau sur ce que l’on sait des relations entre la Suisse et l’Asie de l’Est?
Cette publication montre la variété des acteurs et actrices suisses et asiatiques dans le développement de réseaux pendant la période contemporaine et permet donc de s’éloigner d’une histoire institutionnelle et helvético-centrée. Ces acteurs et actrices – marchands, reporters, missionnaires, diplomates, etc. – sont également au contact avec d’autres individus européens, ce qui permet de montrer que la Suisse participe pleinement à l’essor des échanges que l’on voit entre l’Europe et cette région à la fin du 19e siècle.
Enfin, nous démontrons que l’Asie a contribué à moderniser la Suisse: elle fonctionne comme un laboratoire qui a stimulé la globalisation du pays sur le plan culturel, diplomatique et commercial. L’article de Claude Hauser rappelle que, chez nous, la question environnementale est fortement influencée par des reportages sur l’Asie. Ce numéro est une tentative d’écrire l’histoire de la Suisse de l’extérieur, mais il a également pour ambition de stimuler de nouvelles recherches. Nous n’y avons que peu abordé la question du genre. Or, il faut se demander l’impact de l’interculturalité et les conditions de vie dans un pays lointain sur les rapports entre les sexes.

L’écueil des langues

D’emblée, on suppose que la langue est un écueil de taille pour les historiens qui souhaitent étudier les relations entre la Suisse et l’Asie de l’Est?
Oui, c’est clairement une difficulté qui doit faire réfléchir sur le potentiel, mais aussi les limites de l’histoire globale. Le risque est grand que l’histoire continue de s’écrire à partir des documents écrits dans des langues dominantes. A côté de la langue, l’accès aux archives est également un problème majeur.

On savait que le Département d’histoire contemporaine s’intéressait à la Russie et au Japon; depuis quand a-t-il élargi le champ de ses recherches à la Corée, à Taïwan et à la Chine?
En étudiant les relations internationales sous l’angle culturel et humanitaire, nous couvrons en effet des aires culturelles variées. L’intérêt pour l’Asie est apparu dans les projets liés à la diplomatie culturelle suisse, puis s’est concrétisé dans le projet FNS «Les relations sino-suisses au temps de la guerre froide: une ‹rupture impossible›? (1949-1989)» dirigé par le Professeur Claude Hauser et auquel ont collaboré deux éditeurs de ce numéro, Cyril Cordoba et Ariane Knüsel.

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La ruée vers l’Est /alma-georges/articles/2017/la-ruee-vers-lest /alma-georges/articles/2017/la-ruee-vers-lest#respond Wed, 10 May 2017 11:05:53 +0000 http://www3.unifr.ch/alma-georges/?p=4088 Il habite au Japon depuis si longtemps que son phrasé n’est pas sans rappeler celui d’un certain Georges Baumgartner. Pierre-Yves Donzé, professeur d’histoire des entreprises à l’Université d’Osaka, animera le 22 mai prochain un colloque passionnant à l’Université de Fribourg. Son thème: les relations entre la Suisse et l’Extrême-Orient du XIXe à nos jours.

Pierre-Yves Donzé, qui sont les premiers suisses à tenter leur chance en Asie?
Pour la plupart, il s’agit de négociants suisse-allemands spécialisés dans le textile. Ce sont des personnes qui partent souvent seules à l’aventure, afin d’acheter de la soie et du coton brut, en Chine et au Japon. Le coton est ensuite filé et imprimé dans les fermes appenzelloises, avant d’être réexpédié en Asie où il est vendu sous forme de produits finis. Nous observons, en somme, le début d’une première mondialisation.

A partir de quand les firmes suisses vont remplacer ces pionniers?
Dès la seconde moitié du XIXe. Nous pouvons notamment citer les entreprises Diethelm en Malaisie, Keller aux Philippines et SieberHegner au Japon et en Chine, qui étaient d’importantes sociétés de négoce international. En revanche, les horlogers ne s’illustrent guère sur le continent asiatique avant le XXe siècle, car ils recourent à des intermédiaires pour vendre leurs montres. Idem pour Nestlé et la chimie bâloise.

photo Diethelm
L’entreprise Diethelm est l’une des premières entreprises suisses à s’établir en Asie du Sud-Est.

A quelles activités ces entreprises se livrent-elles sur place?
Au début, ces entreprises ne fabriquent rien dans les pays où elles s’implantent. Elles se contentent de se livrer à de l’import-export. La Première Guerre mondiale représente un tournant à cet égard car elle s’accompagne d’un durcissement des politiques protectionnistes. Afin de contourner les barrières, Nestlé construit des usines de lait au Japon et en Chine. Par la suite, des entreprises suisses du secteur textile se mettent à réinvestir leurs profits, notamment en achetant des usines sur place, sans qu’il y ait forcément de rapport avec leurs activités premières. Quant aux entreprises actives dans la chimie, elle vont se mettre à produire sur place dès qu’elles jugeront le marché local suffisant, soit dès le début du XXe siècle.

Est-ce que faire des affaires en Asie est plus difficile que sur d’autres continents?
Même s’il n’est pas propre à l’Asie, le risque politique apparaît comme une constante avec laquelle les entreprises ont dû et doivent encore composer. Durant la Première Guerre mondiale, beaucoup de Suisses alémaniques ont été considérés comme des Allemands par les Anglais et se sont vu confisquer leurs biens. Plus tard, durant l’Entre-deux-guerres, le Japon, qui envahit tout l’Extrême-Orient, rend la situation particulièrement périlleuse. Nestlé saura faire preuve d’une grande capacité d’adaptation. Au Japon, pour masquer sa nationalité, la multinationale veveysanne va recourir à une astuce: elle crée une nouvelle société, purement japonaise sur le papier, mais dont tous les actionnaires appartiennent à Nestlé Japan. Cette stratégie a permis à l’entreprise de passer pour japonaise aux yeux des autorités.

Et après la Seconde Guerre mondiale?
Avec l’arrivée du communisme au Viêt Nam et en Chine, les entreprises affrontent de sacrées turbulences. Elles subissent des expropriations. Et ce n’est pas faute de s’être s’accrochées jusqu’au bout! La preuve? Le représentant de Nestlé est le dernier à quitter Saigon lorsque déboulent les communistes. Dès que la situation se calme, il sort du consulat suisse, où il a trouvé refuge. Et que fait-il? Il s’en va négocier avec le gouvernement communiste. En vain. (Rires)

Cette opiniatreté est-elle une caractéristique helvétique?
Absolument! L’objectif est de se fixer à long terme. Quoiqu’il arrive, on ne part pas. Je vais d’ailleurs vous citer un bel exemple: en 1945, quinze jours après la capitulation du Japon, l’entreprise Volkart de Winterthour, contacte les Américains et leur propose d’importer du coton d’Egypte sous prétexte de relancer l’industrie nipponne. Et elle y parvient! Les entreprises suisses font preuve d’une remarquable faculté d’adaptation.

Et quelles sont les perspectives actuelles?
Du fait de la très forte croissance asiatique, à partir des années quatre-vingts, nous n’observons plus ce rapport vertical entre pays développés et sous-développés. Il existe de nombreuses collaborations, économiques et scientifiques, malgré une certaine persistance du protectionnisme. Les opportunités sont aujourd’hui beaucoup plus grandes que par le passé.

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Informations:

  • Colloque public: Les entreprises suisses en Asie de 1850 à nos jours.
    Le colloque s’ouvrira par une conférence inaugurale de Patrick Fridenson, professeur d’histoire internationale des entreprises à l’EHESS, et se terminera par le témoignage de Walter von Känel, président de la Compagnie des Montres Longines.
  • Date et lieu: Lundi 22 mai 2017, de 13h00 à 18h00, Université de Fribourg, Miséricorde, salle 3117
  • °ä´Ç²Ô³Ù²¹³¦³Ù:ÌýPierre-Yves Donzé, donze@econ.osaka-u.ac.jp

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