Thibaut Radomme – Alma & Georges /alma-georges Le magazine web de l'Université de Fribourg Wed, 10 Mar 2021 12:29:43 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.3.5 Jeux de lettres #2 – Le pangramme /alma-georges/articles/2021/jeux-de-lettres-2-le-pangramme /alma-georges/articles/2021/jeux-de-lettres-2-le-pangramme#respond Wed, 03 Mar 2021 07:00:39 +0000 /alma-georges?p=13155 «L’écriture est une aventure. Au début c’est un jeu, puis c’est une amante, ensuite c’est un maître et ça devient un tyran», affirmait Winston Churchill. Dans la série Jeux de lettres, Thibaut Radomme et David Moos nous montrent qu’il ne suffit pas de jouer avec les mots, encore faut-il suivre les règles.

Le manuscrit conservé à Paris, Bibliothèque nationale de France, fonds français 12475, – que mon collègue David Moos vous présentait dans un précédent billet– est décidément étonnant. Il regorge, en effet, de poèmes en l’honneur de la Vierge Marie, élaborés sur divers principes de jeux de lettres ou de mots. Dans ce très mince volume du XVesiècle (il ne compte que quatre feuillets!), on trouve non seulement le tautogramme Paradis plaisant, pacifique (soit, pour rappel, un poème dont tous les mots commencent par la même lettre), mais aussi un pangramme, c’est-à-dire un poème dont les initiales des mots comprennent toutes les lettres de l’alphabet, ici disposées dans l’ordre de l’abécédaire:

Louenge a Nostre Dame contenant XXIIII mots commenchant chascun mot par les XXIIII de l’a.b.c.
Louange à Notre-Dame contenant 24 mots commençant chacun par les 24 [lettres] de l’alphabet

Arbre Benoist, Celestïal, | Arbre BéԾ, Céٱ,
Delitable Et Fructiferant, |Déܳ Et Fertile (littér.: portant des fruits),
Gǰïܳ, Hault, Imperïal, |Glorieux, Haut, Ié,
Katholique, Luciferant, |Catholique, Lumineux (littér.: portant la lumière),
Mierre Net, Odoriferant |Myrrhe Nette, OǰéԳٱ
Plus Que RDzï Superable, |Plus Que Rosier Sܱéܰ,
Tendre Vierge Xpristiferant, |Tendre Vierge Christique (littér.: portant le Christ),
Yris Zelee 7 9fortable. | Iris Zéé et confortable (littér.: réconfortant).

(Paris, BnF, fr. 12475, f.3v)

Simple en apparence, l’exercice mérite un mot d’explication. L’alphabet médiéval ne compte que 23 lettres –soit nos 26 lettres modernes moins le J, le V et le W. En effet, le I de ire et le J de éܲ se confondent: on écrit indifféremment ire et Iesus, et ce n’est qu’au xvie siècle que des imprimeurs-typographes inventent le caractère J afin de distinguer commodément la consonne de la voyelle. Il en va de même pour le U de utile et le V de éé: si l’on observe dans l’usage médiéval une tendance à écrire u en minuscule et V en majuscule, il s’agit d’une distinction purement graphique, et non phonologique (c’est-à-dire sans lien avec la distinction entre la voyelle et la consonne). Il faut attendre le XVIesiècle pour que l’on décide de clarifier les choses en attribuant au u la valeur de voyelle et au v celle de consonne.

Lettre bannie
Enfin, le W fait figure de paria: caractère résultant de la ligature (c’est-à-dire de la combinaison) de deux U/V, il est, d’après la légende, forgé par le roi Chilpéric Ier(525/534-584), roi des Francs, pour noter le son [w] d’origine germanique (comme dans le mot werra, ancêtre de notre mot guerre, ou dans le mot whisky). Il restera longtemps au ban de la langue française. Il faut attendre la septième édition du Dictionnaire de l’Académie française (1878) pour que la lettre W ait les honneurs d’une notice dédiée: «Lettre consonne qui appartient à l’alphabet de plusieurs peuples du Nord, et qu’on emploie en français pour écrire un certain nombre de mots empruntés aux langues de ces peuples, mais sans en faire une lettre de plus dans notre alphabet». Ce n’est que cinquante-sept ans plus tard, dans la huitième et dernière édition achevée du Dictionnaire (1935), que la «quarantaine» est levée: la restriction «mais sans en faire une lettre de plus dans notre alphabet» disparaît de la notice rédigée par les Immortels.


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Langage chiffré
Si l’alphabet médiéval compte moins de lettres que notre alphabet moderne, il est suivi en revanche d’un nombre variable d’abréviations (ici, le 7 et le 9), héritées des notes tironiennes. Marcus Tullius Tiro, dit Tiron en français, esclave affranchi et secrétaire de l’orateur romain Cicéron au Iersiècle av. J.-C, passe pour l’inventeur de cette méthode tachygraphique, constituée d’un système de signes destinés à permettre l’écriture rapide. Fort d’un grand succès dans l’Antiquité, le système des notes tironiennes va s’enrichir d’une génération à l’autre de scribes et de copistes, jusqu’à compter 12’000 signes à l’époque carolingienne (IXesiècle). Le système va alors tomber en désuétude, et seules quelques notes parmi les plus communes vont subsister dans les pratiques graphiques du Moyen Age central: ainsi du 7, «sept tironien», et du 9, «neuf tironien», qui transcrivent respectivement la syllabe et et la syllabe cum (ainsi que toutes ses déclinaisons romanes: com, con, etc.). Dans l’exemple de notre pangramme, le 7 vaut pour la conjonction de coordination et, et le 9 représente la première syllabe de l’adjectif confortable, «qui apporte du réconfort».

La valeur sacrée des mots
Un mot encore sur l’amphigourique adjectif Xpristiferant, littéralement ferant (du latin ferre), «qui porte» et Xpristi, «le Christ»: «Tendre Vierge portant le Christ», en somme, une variante latine du prénom d’origine grecque Christophe. Xprist est une variante graphique du mot Christ inspirée du monogramme grec du Christ: le signe ☧correspond en effet à la combinaison des lettres grecques X [chi] et P [ô], les deux premières lettres du mot Χριστός, «Christ». Les lettres majuscules grecques ont donc été transposées dans l’alphabet latin et dans la langue vernaculaire pour écrire Xprist ou Xprestien, «chrétien». Inscrire le monogramme du Christ dans le nom qui sert à le désigner, c’est non seulement résoudre pour le poète lettriste l’épineuse question du X, mais c’est surtout reconnaître aux mots une valeur sacrée et un pouvoir miraculeux, directement inspirés de la tradition hébraïque d’interprétation onomastique et de vénération pour les noms de Dieu.

Le poète qui, quelque part dans le courant du XVe siècle, a composé cette Louenge a Nostre Dame pangrammatique n’est pas un «doux dingue» isolé, tant s’en faut. Il s’inscrit, au contraire, dans une période de l’histoire littéraire française marquée par l’essor remarquable des jeux de lettres et de mots sous la plume d’un groupe de poètes connus sous le nom de Grands Réthoriqueurs, qui ont travaillé, de 1450 à 1530 environ, dans les cours de Bourgogne, de France et de Bretagne. Le grand médiéviste suisse Paul Zumthor leur a d’ailleurs consacré une Anthologie des grands rhétoriqueurs en 1978. Mais, si l’on pouvait penser jusqu’à présent que la virtuosité des Grands Rhétoriqueurs avait surgi de nulle part au milieu du XVe siècle, comme une transposition spontanée de la poésie lettriste latine, les travaux du projet «Jeux de lettres et d’esprit dans la poésie manuscrite en français (XIIe-XVIe s.)», financé par le FNS et dirigé par Marion Uhlig, démontrent qu’il n’en est rien et que, dès le début du XIIIesiècle, une série de poètes s’attellent à élaborer en langue vernaculaire des poèmes abécédaires ou à composer des tours de force lettristes en l’honneur de la Vierge Marie. Ils entendent ainsi la couvrir de bouquets et de couronnes de mots, sûrs que l’hommage des lettres saura exprimer, mieux que leur langue mal dégrossie, le vibrant amour dont ils brûlent pour Notre-Dame.

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  • Image de une: Pieta sculptée au-dessus de la porte du monastère franciscain, Dubrovnik, Croatie, ©Getty

 

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M le béni /alma-georges/articles/2020/m-le-beni /alma-georges/articles/2020/m-le-beni#respond Sat, 25 Jan 2020 14:09:54 +0000 https://www3.unifr.ch/alma-georges?p=10253 Y a-t-il lettre plus sacrée que le M? Songez donc: tel qu’on le prononce au Moyen âge, le M rime tantôt avec gemme, tantôt avec âme. Thibaut Radomme, postdoc FNS attaché au projet de recherche «Jeux de lettres et d’esprit dans la poésie manuscrite en français» dirigé par la Prof. Marion Uhlig, nous emmène sur les traces de cette figure à trois pieds, comme la décrivait Huon le Roi de Cambrai.

Douzième lettre d’un alphabet qui, dans sa déclinaison médiévale, n’en compte que vingt-trois (le i et le j se confondent, de même que le u et le v ; quant au w, il ne sera intégré que tardivement à l’alphabet français), le M rayonne, solaire, en son centre numérique. Au XIIIe siècle, le poète Huon de Cambrai – – voit, dans les trois jambages du M tracé sur la page du manuscrit, une image de la Trinité:

M a trois piés en sa figure […] M eut en li cele personne
Qui devint une et trois ensoune:
Le saint Espir, le Fil, le Pere

(Huon le Roi de Cambrai, L’ABC par ekivoche, v. 171‑177)
Traduction: M a trois pieds en sa figure […] M eut en elle cette personne qui devint une et trois ensemble: le Saint Esprit, le Fils, le Père.

Un symbole de la Vierge
Son contemporain Jacques de Baisieux déchiffre quant à lui, dans les jambages du M, un symbole du rôle de moieneresse, de médiatrice que la Vierge joue entre le Christ et l’homme:

Une M a trois trais trestoz drois,
Tenans desore par tos drois.
Le promier trait vueil comparer
A vo fil, qui por reparer
La voie k’Adans fist hisdeuse,
Soffrit en crois mort dolereuse.
Li moiens trais, ch’astes vos, dame,
A cui je renc et cors et ame.
Li tiers trais, ce sui je pechieres,
Ki vos torne le dos derriere,
Ne vos ne vo filh ne regarde

(Jacques de Baisieux, Dit sur les .V. lettres de Maria, v.43‑53)
Traduction: Le M a trois traits tout droits, grâce auxquels il se tient droit par-dessus. Je veux comparer le premier trait à votre Fils, qui pour restaurer la voie qu’Adam enlaidit, souffrit en croix une mort douloureuse. Le trait du milieu, c’est vous, Dame, à qui je rends mon corps et mon âme. Le troisième trait, c’est moi, pécheur, qui vous tourne le dos et ne vous regarde, ni vous, ni votre Fils.

De Marie à la mère
Le M est surtout l’initiale des mots Mère et Marie. Huon se plaît à souligner la proximité – toute relative, reconnaissons-le – entre ces deux saints noms:

Et ki veut müer les deus A
En E qui sont en MARIA,
Mais c’uns seus I en fust mis fors
Qui mout i est poissans et fors,
N’i averoit se MERE non.

(Huon le Roi de Cambrai, Li Ave Maria en roumans, v.63‑67)
Traduction: Et qui remplacerait par un E les deux A qui sont dans MARIA, à condition qu’un seul I, qui y est très sonore, en fût retiré, il n’obtiendrait rien d’autre que MÈRE.

Marie. Voilà un nom sans pareil ! Pour Philippe de Rémi, sire de Beaumanoir, le père du célèbre jurisconsulte Philippe de Rémi, il ne fait pas l’ombre d’un doute que le nom de Marie est un cadeau du ciel:

Ave Maria: os tu, dame,
Par qui est sauvee mainte ame?
Cui li angles nomma Maria

(Philippe de Rémi, La Manekine, v. 5611‑5613)
Traduction : Ave Maria : entends-tu, Dame, par qui mainte âme est sauvée? Toi que l’ange nomma Maria.

«Un mot contre les maux»
Ce nom semble d’ailleurs doté d’une sorte de pouvoir magique: ne suffit-il pas de le prononcer pour mettre le diable en déroute ? À la fin duXIIe siècle, le poète anglo-normand Adgar raconte ainsi l’histoire d’un moine qui, tout luxurieux qu’il soit, chante régulièrement les heures de Notre Dame. Un jour qu’il traverse une rivière, une formidable tempête se lève; pris de panique, le pauvre moine implore la Vierge, mais finit par mourir noyé dans les eaux déchaînées. Alors que les démons se saisissent précipitamment de son âme, la Vierge intervient auprès de son Fils pour qu’il les empêche d’emmener leur butin en enfer. Sensible à la supplique de sa Mère, éܲ ordonne qu’on écoute, de la bouche même du moine, les derniers mots qu’il a prononcés en mourant:

Cum li clers sa buche ovri
Quant a Deu plot, sue merci,
Dunc dist li clers: «Ave Marie,
Pleine de grace, Deu amie!»
Si cum ainz dist quant il neia.

(Adgar, Le Gracial, miracle XVII, v.197‑201)
Traduction: Lorsque le clerc ouvrit la bouche quand il plut à Dieu, merci à lui, alors le clerc dit: «Ave Marie, pleine de grâce, amie de Dieu!», ainsi qu’il avait dit auparavant en se noyant.

Triomphante, Notre Dame chasse brutalement les démons déconfits et fait revenir au monde le moine défunt pour qu’il puisse expier ses péchés. Il n’en faut pas davantage au bénédictin Gautier de Coinci pour céébrer joyeusement la toute-puissance du nom de Marie. Les lettres qui le composent et que le poète proclame une à une suffisent à en révéler la tendresse infinie:

Ave M; Ave A. Ave R, I et A.
En ces cinc saintes lettres mout de joie eut et a.
Cis joieus moz le monde de tous maus espiauris
Et s’est tant debonnaires que, luez c’on l’espiaut, rist.

(Gautier de Coinci, Les Miracles de Nostre Dame, ii Sal 35, v.85‑88)
Traduction: Ave M ; Ave A. Ave R, I et A. En ces cinq saintes lettres, il y eut et il y a beaucoup de joie. Ce joyeux mot rachète le monde de tous ses maux, et certes il est si bon et si noble que, dès qu’on l’épèle, on est sauvé.

Un mot contre les maux, l’adoration de son nom comme pharmacopée de l’âme: telle est la promesse que la douce Vierge Marie fait aux hommes. Dans la tempête du péché, face à la bourrasque des tentations mondaines, Notre Dame est maris stella, étoile de mer luisant dans la nuit noire, elle est le phare qui conduit au port les navigateurs égarés et fourbus. Elle est surtout, par excellence, un nom, qu’on prononce, qu’on épèle, qu’on savoure au rythme du chapelet – elle qui, sans tache, donna naissance au Verbe incarné.

Jeux de lettres et d’esprits – le projet
Le projet de recherche «Jeux de lettres et d’esprit dans la poésie manuscrite en français (XIIe–XVIe siècle)», financé par le FNS est dirigé par la Prof. au sein du . L’équipe de recherche est composée d’un partenaire national, (Unige), de deux partenaires internationaux,(ATILF-Université de Nancy, Unine) et (Université de Poitiers), d’un post-doctorant, (Unifr) et d’un doctorant, (Unifr).

Le magazine scientifique de l’Unifr lui consacre undans son numéro d’octobre 2019.

Chaque mois, les membres du projet présenteront un nouveau poème de leur catalogue dans nos colonnes.

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