Pierre Koestinger – Alma & Georges /alma-georges Le magazine web de l'Université de Fribourg Wed, 04 Jun 2025 06:44:52 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.3.5 Se connaître pour mieux collaborer /alma-georges/articles/2025/se-connaitre-pour-mieux-collaborer /alma-georges/articles/2025/se-connaitre-pour-mieux-collaborer#respond Tue, 03 Jun 2025 12:37:48 +0000 /alma-georges?p=22397 Trop souvent, on voit le chercheur ou la chercheuse perché·e dans sa tour d’ivoire. Un stéréotype qui a pour conséquence que les mondes économique et universitaire se regardent à distance. Une soirée de la Chambre de commerce et d’industrie du canton de Fribourg et de l’Université de Fribourg visait à les rapprocher.

«Entre l’économie fribourgeoise et le monde académique, il existe toujours un fossé que nous voulons contribuer à réduire au maximum.» Directeur de la Chambre de commerce et d’industrie du canton de Fribourg (CCIF), Christophe Emmenegger fait partie de ceux qui veulent créer des ponts. Docteur en nanotechnologie, il fut d’abord actif dans la recherche fondamentale avant de rejoindre l’économie. Il connaît bien les deux mondes.

Et s’il comprend ce qui les sépare, il voit surtout le gain mutuel d’un rapprochement. Réduire ce fossé, c’était justement l’objectif de la rencontre intitulée «Pas de barrière», organisée conjointement par l’Université de Fribourg (Unifr) et la CCIF. Fin mai 2025, sur le site de Bluefactory, cette soirée de présentations et de réseautage visait à favoriser le contact entre entrepreneur·euse·s fribourgeois·e·s et les chercheur·euse·s issu·e·s du monde académique.

Rectrice de l’Unifr, Katharina Fromm constate que, trop souvent, le milieu universitaire est perçu comme retranché dans sa tour d’ivoire, déconnecté des réalités du tissu économique. «Nous voulons montrer que ce savoir fondamental est utile, que nos chercheuses et chercheurs possèdent de riches compétences et que le potentiel d’application est là», explique-t-elle. Et pour valoriser ce trésor que représente le savoir fondamental, la communication et la recherche de visibilité deviennent capitales, poursuit la rectrice, responsable entre autres du soutien à la recherche et l’innovation de l’Unifr.

Christophe Emmenegger abonde. Pour le directeur de la CCIF, il importe de ne pas cultiver la vision d’un monde bipolaire, entre entrepreneur·euse·s du cru d’un côté et monde universitaire de l’autre. «Nous voulons permettre un réseau de compréhension, car l’Université s’inscrit dans le paysage économique fribourgeois. Les liens existent, il faut les valoriser.» Parmi ces ponts déjà établis, citons l’implication de l’Unifr dans nombre de domaines: alimentation durable, matériaux et santé (Food Research and Innovation Center), nanomatériaux (Adolphe Merkle Institute), interaction humain-technologie (Human-IST) ou encore bâtiment (Smart Living Lab).

Sans compter trois startups de l’Unifr actives dans la lutte contre le surpoids (bewe), la détection du cancer du sein (Xemperia) ou encore la création de matériaux à base de cellulose (Seprify). En 2024, elles ont généré des postes de travail pour 25,6 équivalents temps plein (EPT) pour un capital obtenu de 4,9 millions de francs. A côté de ces contributions, d’autres collaborations se tissent entre chercheur·euse·s et entrepreneur·euse.

A l’image de WasteLogs, un outil d’aide à la décision pour optimiser la collecte des déchets par les services de voirie ou les entreprises mandatées par les collectivités publiques. Dans ce projet, né d’un partenariat entre l’Unifr et la société bernoise System-Alpenluft, et soutenu par InnoSuisse, les mathématiques et l’informatique viennent prêter main-forte aux entreprises de ramassage de déchets afin de résoudre le casse-tête quotidien du parcours à effectuer par le personnel.

«Nous avons traduit le problème du ramassage en un problème mathématique, puis avons développé des algorithmes pour résoudre ce problème», résume le professeur de mathématiques Bernard Ries, du Decision Support & Operations Research Group de l’Unifr. Au final, l’outil permet des tournées plus durables tandis que le gain d’efficacité pour les collectivités publiques est estimé à 10 ou 20%.

Dans un autre registre, on trouve l’exemple du partenariat entre l’Unifr et l’assurance La Mobilière, avec la création d’un cluster de recherche sur la résilience au niveau économique, politique et social. Ou encore l’intérêt surprenant des sciences humaines pour le secteur de la construction, à l’image des travaux de recherche de la prof. assistante en anthropologie sociale Madlen Kobi. Son projet Urban Bricolage. Mining, Designing and Constructing with Reused Building Materials montre les avantages de développer une économie circulaire en récupérant les matériaux de démolition.

Madlen Kobi évoque quelques chiffres surprenants. En Suisse, ce sont entre 6000 et 7000 bâtiments que l’on démolit chaque année, tandis qu’en Europe, la moitié des déchets de construction termine à la décharge. «Mais il faut savoir par exemple que la récupération de l’aluminium ne demande que 5% de l’énergie nécessaire à sa production initiale», explique-t-elle. Et de montrer des exemples de constructions en Suisse, réalisées à l’aide de fenêtres récupérées, comme le K118 à Winterthur ou l’Elys Basel.

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Apprentissage: une étude sur les évaluateur·rice·s /alma-georges/articles/2025/apprentissage-une-etude-sur-les-evaluateur%c2%b7rice%c2%b7s /alma-georges/articles/2025/apprentissage-une-etude-sur-les-evaluateur%c2%b7rice%c2%b7s#respond Wed, 28 May 2025 07:47:37 +0000 /alma-georges?p=22379 Le chercheur David Jan s’est penché sur les expert·e·s qui évaluent sur le terrain le savoir-faire des apprenti·e·s. Une manière d’apprécier les compétences, mais aussi de se nourrir d’échanges entre professionnel·le·s et revoir ses propres pratiques.

David Jan

En Suisse, l’apprentissage reste la principale voie de formation pour les jeunes. Une enquête menée en avril 2024 par le Secrétariat d’Etat à la formation, à la recherche et à l’innovation (SEFRI) montrait que 64% des jeunes de 14 à 17 ans privilégiaient cette voie après l’école obligatoire, devant le gymnase et l’école de culture générale. Cette formation en entreprise se termine par un examen, dont une partie en situation sur le terrain.
L’étape est loin d’être anecdotique. A caractère éliminatoire, elle compte pour 30% de la note finale. Le jour «J», deux examinateur·trice·s se rendent dans l’entreprise afin d’évaluer les compétences acquises par l’apprenti·e durant sa formation. «Ces personnes proviennent d’une autre entreprise de la branche. C’est une manière de valider, au sein de la branche, que le ou la futur·e professionnel·le connaît son métier», précise David Jan.

Proche de son sujet
Assistant diplômé au Département des sciences de l’éducation et de la formation de l’Université de Fribourg, David Jan vient justement de boucler et de soutenir une thèse de doctorat sur cette partie de l’évaluation finale. Un sujet qu’il a également vulgarisé en participant au concours de Ma Thèse en 180 secondes. Il s’est concentré sur la filière du commerce de détail en alimentation. Domaine qu’il connaît bien.
Car c’est dans ce domaine qu’il a d’abord évolué professionnellement avant de poursuivre vers l’Université et la recherche. Formateur d’examinateur·trice·s, il a aussi enseigné à l’école professionnelle. De plus, ce natif de Bienne a lui-même été évaluateur durant 15 ans. C’est dire s’il connaît la filière. Il a d’ailleurs commencé dans les rayonnages durant son gymnase. Un job d’étudiant. «Je cherchais à économiser pour visiter au Japon celle qui est aujourd’hui devenue ma femme», dit-il.

Pas de biais de genre ni d’âge
L’intérêt du travail de David Jan, c’est qu’il permet d’en savoir plus sur les réalités de la transmission et de la validation des compétences acquises au sein d’une branche professionnelle. Pour mener ses recherches, il a recouru à des questionnaires et à des groupes de discussion. Cela représente en tout plus de 200 personnes issues du commerce de détail en alimentaire, mais aussi des employé·e·s de commerce et des personnes du commerce de détail en général.
David Jan a cherché à mieux comprendre la manière dont les évaluateur·trice·s fondaient leur jugement et construisaient leur évaluation. Il s’est également penché sur leurs motivations, ce qu’ils et elles retiraient de ce travail. Ce dernier point est particulièrement intéressant lorsque l’on sait que ces professionnel·le·s prennent souvent sur leurs congés ou effectuent des heures supplémentaires pour effectuer ces examens. «Dans certaines entreprises, c’est proche du bénévolat», fait-il remarquer.
Son travail montre d’abord que la majorité des expert·e·s évaluent en fonction des besoins réels du métier — une approche dite critériée — plutôt qu’en se fondant sur leurs expériences personnelles ou leurs représentations de ce qu’est une “bonne” pratique — une approche normative. «Ce qui est positif», relève David Jan, qui ne constate au passage pas de biais de genre, d’âge ou du nombre d’années de travail.

Le chercheur observe en revanche un biais d’années d’expérience en tant qu’expert·e. L’une des personnes qui participe à sa recherche occupe cette fonction depuis plus de 30 ans. «Dans le cas d’une personne expérimentée dans l’expertise, on trouve souvent plus d’aisance et une facilité encore plus grande à se baser sur l’évaluation critériée», observe-t-il.

Réinvestir les erreurs des autres
De même, la capacité à l’auto-évaluation se trouve renforcée. Il faut comprendre par-là que l’expert·e profite de ce moment chez un concurrent pour réfléchir à la pratique formatrice dans sa propre entreprise. «C’est un réinvestissement des erreurs vues chez les autres», explique David Jan, qui précise que ces journées d’expertise représentent souvent un changement bienvenu dans le quotidien par les évaluateur·trice·s.

Car au-delà de l’apprenti·e pour lequel ou laquelle ils et elles se déplacent, c’est également une occasion pour ces personnes d’échanges informels et stimulants entre professionnel·le·s. «Cela nourrit une saine émulation au sein de la branche». En revanche, sa recherche souligne quelques points négatifs. Les formations pour devenir expert·e apparaissent souvent comme non-significatives aux yeux de ces derniers et de ces dernières.

Pour David Jan, le contenu des cours est moins en cause que l’impression que peuvent avoir ces professionnel·le·s de retourner sur les bancs d’école. Ce qui est souvent vécu désagréablement, observe le chercheur. Ce qui peut s’expliquer par le fait que, dans certains cas, l’expert·e s’est construit·e dans son travail dans un esprit de revanche (avec succès d’ailleurs) à la suite d’une scolarité qui a pu être vécue comme difficile.

L’importance d’expliquer
«Certain·e·s auraient ainsi construit des barrières en eux/elles. Retourner à l’école, signifierait alors retourner là où j’étais un cancre», continue David Jan. Si les cours peuvent être vécus comme un passage obligé par les personnes qui s’impliquent, elles voient souvent en revanche le travail d’expert·e comme très intéressant. Même si, dans certaines branches, comme la cuisine et les soins, trouver des volontaires s’avère difficile.

La raison tient dans les réalités de ces domaines, qui manquent souvent de personnel et dans lesquels les potentiel·le·s expert·e·s n’arrivent pas à dégager du temps. Comment améliorer les choses ? Pour David Jan, l’incitation financière n’est pas la bonne piste. «On passerait ainsi à côté de ce qui fait le cœur de cette activité.» Il voit une piste dans la mise en place de stage pour les futur·e·s expert·es et l’importance d’expliquer, auprès des diverses filières, l’intérêt de ces mandats hors-entreprise: développer une vision globale de son métier en regardant ce qui se fait ailleurs et profiter d’échanges intéressants entre professionnel·le·s.

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Joseph Deiss: «L’Université de Fribourg a été mon terroir intellectuel» /alma-georges/articles/2025/joseph-deiss-luniversite-de-fribourg-a-ete-mon-terroir-intellectuel /alma-georges/articles/2025/joseph-deiss-luniversite-de-fribourg-a-ete-mon-terroir-intellectuel#respond Wed, 14 May 2025 12:05:25 +0000 /alma-georges?p=22310 Face au risque de coupes budgétaires, les représentant·e·s du corps estudiantin de l’Université de Fribourg ont organisé une soirée de conférences. L’occasion de rappeler l’apport important, pour le canton, d’une institution forte de plus de 10’000 étudiant·e·s et 2500 collaborateur·trice·s. 

Quelle mouche a donc piqué les étudiant·e·s de l’Université de Fribourg (Unifr) pour qu’ils/elles se lancent dans une telle promotion de l’Alma Mater? Un cri du cœur même. «La communauté étudiante ressent une profonde inquiétude face aux menaces de réductions budgétaires, que ce soit au niveau cantonal ou fédéral», déclare Jérôme Meyer, membre du comité exécutif de l’Association générale des étudiants de l’Université de Fribourg (AGEF).

Joseph Deiss, ancien président de la Confédération, Katharina Fromm, rectrice et Sylvie Bonvin-Sansonnens, conseillère d’Etat

La rencontre du 7 mai 2025 à Fribourg, intitulée «Fribourg, eine Universität, un canton», mise sur pied par l’organisation estudiantine, avait justement pour but de faire passer le message. «Il est important que les autorités politiques comprennent nos inquiétudes», souligne l’étudiant au terme d’une soirée lors de laquelle l’ensemble de l’association s’est mobilisée. Avec une idée: rappeler l’apport important de l’Université à son terreau fribourgeois.

Relever le défi ensemble
La soirée était ponctuée par diverses interventions. Celles de Katharina Fromm, rectrice de l’Unifr, de la conseillère d’Etat fribourgeoise Sylvie Bonvin-Sansonnens, cheffe de la Direction de la formation et des affaires culturelles, mais aussi de Martine Stoffel, présidente du comité de l’association Alumni et amis de l’Unifr, du professeur d’économie publique Mark Schelker. Sans oublier l’ancien conseiller fédéral Joseph Deiss, ancien professeur d’économie qui a étudié dans ces murs, qui a pris la parole ce soir-là dans l’auditoire portant son nom.

Membres de l’AGEF

De leurs côtés, les membres du comité de l’AGEF se sont également exprimés. A l’image de Jacques Deillon, qui concluait par un appel: «Il ne s’agit pas d’une complainte estudiantine, mais bien de dire que l’AGEF est prête à relever le défi avec vous». De quel défi s’agit-il? Pour l’université, il s’agit de mobiliser les forces économiques, mais surtout politiques, en sa faveur. De convaincre du rôle essentiel qu’elle joue pour le canton et de souligner les risques en cas de coupes budgétaires.

Fribourg, une université efficace
Car la menace est à la porte. Elle frappe par un acronyme qui sonne comme une catastrophe: PAFE, pour Programme d’assainissement des finances de l’Etat. Un plan de diète quasi généralisé, en consultation jusqu’au 15 juin 2025, décidé par le Conseil d’Etat fribourgeois en cours de législature et sur lequel se prononcera le Grand Conseil. Motif avancé par le Canton: un contexte d’allégement des finances fédérales et une baisse des revenus de la péréquation.

Mark Schelker, Professeur d’économie

Une cure qui doit amener 490 millions de francs dans les caisses de l’Etat d’ici 2028. Pour l’Université, le PAFE prévoit une réduction de l’enveloppe budgétaire de 2,5 millions de francs sur les trois prochaines années. Montant qui ne rend que plus austère le régime déjà entamé par l’Unifr depuis l’été 2024. Résultat: les économies devraient s’élever en tout à 21,6 millions de francs pour la période 2025-2028. Sans compter la perspective d’une baisse des ressources provenant de la Confédération pour environ 10 millions de francs ces prochaines années.

Une situation d’autant plus dure pour l’Unifr que celle-ci n’est pas l’institution la plus coûteuse du pays. En comparaison, Bâle, d’une taille similaire à Fribourg avec environ 12’000 étudiant·e·s, possédait en 2023 un budget plus de deux fois plus élevé avec 766 millions de francs, contre 310 millions pour Fribourg. «Cela fait de Fribourg une université terriblement efficace», a commenté dans une présentation chiffrée Mark Schelker, prof. d’économie publique à l’UniFr.

Les mots de Joseph Deiss
Pour ce spécialiste, pas de doute, il existe un lien symbiotique entre les deux institutions. «Une université forte conduit à un canton fort. Et réciproquement.» L’Université, par sa nature même, permet à l’Etat de remplir deux de ses rôles (l’éducation et la recherche). Et lui amène une ressource essentielle: le capital humain. Au lieu de rogner les budgets et préserver l’existant, Mark Schelker est d’avis que le canton gagnerait à repenser les conditions cadres susceptibles d’attirer davantage d’entreprises sur son sol. Et de rappeler que l’Unifr, citant une étude, a contribué à la création de valeur cantonale pour 227 millions de francs en 2015. La même année, son apport au pouvoir d’achat du canton se montait à 85 millions.

Bien qu’ancien professeur d’économie à l’Unifr, Joseph Deiss a préféré quant à lui souligner la dimension symbolique. «Cet endroit a été mon terroir intellectuel», a commencé par rappeler celui qui y a d’abord étudié. Très opposé au récent projet de la Confédération de doubler les taxes universitaires, une manière d’économiser à bon compte sur le dos des étudiant·e·s, le Fribourgeois voit dans l’Unifr l’un des ciments du canton, forte des valeurs latines inscrites au-dessus des portes de son Aula Magna : Scientia et sapientia (science et sagesse). Un lieu, non pas qui fait de la politique, mais permet à la politique de se faire, «un forum pour les grandes questions de la société et du monde».

Réduire l’offre de l’Université diminuerait son attractivité
Rectrice de l’Unifr, Katharina Fromm partage pour sa part l’inquiétude des étudiant·e·s. La difficulté, selon elle, ne tient pas dans la capacité de l’institution à se réinventer — «elle le fait en permanence» —, mais bien dans la mise sous pression, qui plus est sur un temps court. Elle craint que cela ne conduise à des coupes sur les postes de travail. «Une réduction de l’offre diminuerait l’attractivité de l’Université», dit-elle. Et plus loin, dans le sillage de cette spirale, le risque d’une baisse des ressources financières provenant de la Confédération est bien réel.

Une perspective d’autant plus dramatique que l’UniFr «se trouve aujourd’hui dans une dynamique positive qui va à l’encontre de la logique de ces coupes», continue la rectrice. Parmi les fruits de cette évolution, elle cite l’Adolphe Merkle Institute (AMI), la recherche sur les biomatériaux, qui place l’université fribourgeoise en 3e position dans ce domaine, après les écoles polytechniques fédérales, ou encore la formation en droit et en médecine.

Un vent favorable, mais fragile, et qui pourrait bien retomber. L’Université de Fribourg ayant peu de graisse en réserve, pour reprendre une image du prof.  Markus Schelker, il faudrait, en cas de coupes, entamer la chair, le muscle, voire le squelette. «Ce serait très dangereux», insiste Katharina Fromm, attachée à la diversité des disciplines actuelles à Fribourg. Cette offre large permet de traiter les problèmes de façon pluridisciplinaire et holistique. «C’est l’un de nos points forts», dit-elle, citant le Food Center ou le cluster «Future of Switzerland».

Forte concurrence dans le pays
«Avec ces restrictions, le risque est que l’on n’arrive pas à décoller», continue-t-elle. Et se développer est d’autant plus vital pour Fribourg que la concurrence s’accroit entre les universités et les hautes écoles du pays. Que ce soit à Lucerne, Neuchâtel, Bienne, ou encore le projet de transformer Unidistance en Université du Valais, on investit dans de nouvelles constructions pour la formation supérieure. Là où Fribourg peine à entretenir le bâti existant.

Portant la voix du Conseil d’Etat mercredi soir, Sylvie Bonvin-Sansonnens fait le même constat: la concurrence s’accroit dans le pays au niveau de la formation supérieure. Une situation qu’elle regrette. «Cela devient presque malsain», juge-t-elle. Sur les perspectives budgétaires de l’Unifr, la ministre précise que cette «baisse» représente en fait une diminution de l’augmentation initialement prévue au budget pour la législature. Question de vocabulaire. Car pour l’Unifr cela constituera bel et bien une diminution de ressources financières.

«Il ne fait pas de doute que l’Université de Fribourg est importante pour le canton», a rappelé Sylvie Bonvin-Sansonnens, tout en évoquant qu’il est demandé à chacun et chacune de faire un effort dans le cadre du PAFE. Elle s’est dit touchée par les prises de paroles de la soirée et invite tout un chacun à participer durant cette phase de consultation, soulignant l’importance, pour le canton, d’avoir des éléments chiffrés pour avancer.

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«Derrière chaque chirurgien·ne, on trouve une personne» /alma-georges/articles/2025/derriere-chaque-chirurgien%c2%b7ne-on-trouve-une-personne /alma-georges/articles/2025/derriere-chaque-chirurgien%c2%b7ne-on-trouve-une-personne#respond Thu, 27 Mar 2025 11:02:51 +0000 /alma-georges?p=22119 Partager les connaissances chirurgicales et renforcer l’esprit de communauté pour améliorer la prise en charge des patient·es. C’est le but du congrès Colorectal THRIVE qui se tient du 30 mars au 2 avril à Fribourg. Nos questions à son organisateur Michel Adamina, médecin-chef du Service de chirurgie à l’HFR et professeur ordinaire en chirurgie générale à l’Université de Fribourg.

Comment vous sentez-vous au moment d’ouvrir cette édition 2025?
Serein et impatient. Le congrès est l’aboutissement de plusieurs mois d’efforts, consentis en plus du quotidien de la clinique et de l’université et portés par une vision. Il me tarde de lancer le partage d’idées et l’expérience conviviale qui sont au cœur de notre concept.

Qu’est-ce qui rend une telle rencontre si importante?
En 2024, la première édition de Colorectal THRIVE a dépassé nos attentes avec 759 participant·e·s, dont 548 présent·e·s sur site, venus de 5 continents. Ces chiffres confirment le besoin des chirurgien·ne·s de se retrouver dans un format qui favorise les échanges. Le congrès permet à des spécialistes d’apprendre ensemble de leurs expériences et des dernières innovations. Et avec plus de 36 heures et 70 présentations données, THRIVE a aussi une fonction de formation importante. Il permet de remplir près des trois quarts de notre formation continue annuelle, garante du maintien des compétences médicales.

En quoi Colorectal THRIVE 2025 se démarque-t-il d’autres congrès de ce type ?
Il se distingue par son côté humain, à savoir l’échange, l’ouverture et l’amitié. Cela au service d’une mission: promouvoir le partage des savoirs sans oublier tous les cœurs et les mains qui lui donnent vie. Des valeurs que vivent également nos orateurs et oratrices de renommée internationale. De plus, nous sommes organisés sur un modèle non-profit et nous réinvestissons nos revenus, par exemple pour faciliter la venue de chirurgien·ne·s des régions défavorisées. Le premier but, c’est d’évoluer comme communauté. D’où le mot thrive, qui invite à se mettre ensemble pour se développer. Le Covid a poussé universités et formations postgrades à mettre en place des prestations «à distance», mais le besoin de présentiel reste très net. On a besoin de ces échanges personnels.

La chirurgie colorectale attire-t-elle les spécialistes?
Oui, parce que c’est une chirurgie très polyvalente. Elle porte autant sur des maladies fonctionnelles banalisées, telles les hémorroïdes, que sur le cancer ou les fistules complexes. Le nombre de cancers et d’affections inflammatoires majeures comme la maladie de Crohn ou la colite ulcéreuse augmentent. Ces affections, qui sont liées à notre style de vie, demandent une prise en charge spécialisée pour optimiser les résultats. En termes de qualité, mais aussi de coûts.

Et pour le cancer?
Le cancer colorectal est le troisième à sévir le plus dans la population suisse, après celui du sein et du poumon. La bonne nouvelle, en revanche, c’est qu’aujourd’hui nous pouvons guérir la majorité des patient·e·s par une approche combinant chirurgie, oncologie médicale et radiothérapie: dans trois quarts des cas pour le rectum, et dans deux tiers pour le côlon.

Qu’est-ce qui explique cette amélioration?
L’oncologie médicale et chirurgicale a bien sûr connu des avancées, mais cela s’explique surtout par le fait que les prises en charge sont le plus souvent combinées et spécialisées, entre radiothérapie, chimiothérapie, immunothérapie et bien sûr la chirurgie. On opère aujourd’hui de manière plus personnalisée, parvenant bien mieux à enlever les tissus malades tout en préservant les tissus sains et les fonctions du corps. D’autre part, l’approche est aujourd’hui globale. Outre le ou la chirurgien·ne, la prise en charge réunit souvent un·e physiothérapeute, un·e nutrionniste et si nécessaire un·e travailleur·se social. Pour ma part, j’aime voir les chirurgien·ne·s comme des chef·fe·s d’orchestre, qui ne sont rien sans leurs musicien·ne·s.

Quelle évolution a connu la chirurgie colorectale ces 15 dernières années?
Depuis le début du 21e siècle, nous sommes passés d’une chirurgie abdominale qui laissait de grandes balafres à une approche qui ménage les fonctions en préférant de petites incisions. Cette chirurgie laparoscopique ou robotique a, lorsque combinée avec une mobilisation et une alimentation précoces, l’avantage de permettre un prompt rétablissement et donc un retour des patient·e·s plus rapide à la maison, et dans une meilleure forme. En moyenne, on compte quatre jours d’hospitalisation pour une intervention au côlon, et six jours pour le rectum. L’évolution technologique nous aide, mais elle ne fait pas tout.

Comment cela?
Le passage à la chirurgie minimalement invasive a permis le ménagement des corps, une meilleure vision et un geste opératoire plus précis. Mais au-delà des aspects techniques, l’approche globale a énormément évolué avec une prise en charge personnalisée, où nous prenons en compte les aspects humains et le chemin de vie des malades. Sur ce point également, le ou la praticien·ne est un élément majeur du succès d’une opération. Des études le montrent sans ambiguïté: le facteur humain est essentiel. Et justement, durant notre congrès, des présentations aborderont ce thème, tout comme celui de la résilience du ou de la chirurgien·ne.

Comment gère-t-on une telle pression au quotidien?
C’est une hygiène personnelle que chacun·e doit cultiver, même s’il est vrai qu’une idée prédomine encore malheureusement trop souvent: celle d’un ou d’une chirurgien·ne qui n’a pas besoin de se reposer, de manger ni de boire. A titre personnel, je me souviens d’une collaboratrice de salle d’opération qui s’était dite surprise que je prenne des pauses toutes les 3 ou 4 heures d’opération pendant des interventions complexes.

Votre congrès peut-il faire bouger les lignes sur ces questions?
Je le crois! Entre les différents impératifs du quotidien, les contraintes et les destins auxquels nous sommes confrontés, il en résulte souvent de la solitude pour le ou la praticien·ne. Face à cela, je vois notre congrès comme un remède, car le simple fait de se réunir et d’échanger dans un cadre ouvert et bienveillant est bénéfique. Il ne faut pas oublier que derrière chaque chirurgien·ne, on trouve une personne. Je le vois aussi dans la formation de la relève, un domaine qui me tient à cœur. Aujourd’hui, il s’agit de plus en plus de nous adapter au rythme de l’apprenant·e. Une vitesse d’apprentissage plus lente au départ ne préfigure en rien d’un échec de carrière. J’en sais quelque chose, si je songe à mes mauvaises moyennes de maths durant ma scolarité en comparaison avec mes titres académiques, notamment en biostatistique, 15 ans plus tard.

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«Nous sommes dans l’éloge du doute, de la fragilité» /alma-georges/articles/2025/nous-sommes-dans-leloge-du-doute-de-la-fragilite /alma-georges/articles/2025/nous-sommes-dans-leloge-du-doute-de-la-fragilite#respond Fri, 14 Mar 2025 09:39:45 +0000 /alma-georges?p=22042 Co-fondateur du Centre de rééducation sensitive du corps humain et collaborateur scientifique à l’Université de Fribourg, Claude Spicher revient sur la Méthode de rééducation sensitive de la douleur, ouvrage collectif qui appelle à une nouvelle manière de penser.

«Il ne s’agit pas d’enfermer, mais d’ouvrir.» Ces mots de la pianiste sud-coréenne Hieon Jeong Lim, figurant sur la première page, disent à eux seuls le propos de la Méthode de Rééducation Sensitive de la Douleur. Cet ouvrage, qui vient de paraître, vaut bien plus que le simple support de formation du Centre de rééducation sensitive du corps humain. C’est «le fruit de plus de quarante années de découvertes, recherches bibliographiques, cogitations, sédimentations, ajouts, suppressions et synthèses», annoncent les quatre auteur·trices en ouverture.

«C’est une mise à jour de la connaissance actuelle qui élargit le propos du premier ouvrage paru en 2003», explique Claude Spicher, co-auteur du livre et co-fondateur du Centre de rééducation sensitive du corps humain, à Fribourg. La méthode aborde non seulement les aspects techniques, comme la neuroplasticité que l’on connaît mieux aujourd’hui, mais propose aussi une réflexion de fond. Rien de moins que repenser ce que les auteur·trices appellent la complexité bio-psycho-sociale.

Communauté de pratique
De fait, l’ouvrage, au-delà de la neuropathologie, aborde la douleur dans toute l’épaisseur de l’expérience humaine. Il cite Lao Tseu, la théologienne Marion Muller-Collard ou encore Etty Hillesum, qui fut confrontée à la douleur jusque dans l’enfer des camps de concentration. «Nouveauté de cette édition, nous avons intégré le savoir des étudiant·e·s et des patient·e·s», explique Claude Spicher. On trouve ainsi à ses côtés comme autrices Sarah Chapdelaine, Sibele de Andrade Melo Knaut et Estelle Murray. Cette dernière, philosophe et littéraire de formation, a une connaissance intime de la douleur, son «maître», depuis un accident à l’âge de 14 ans.

Voilà bientôt 25 ans que Claude Spicher et ses collègues développent la méthode de rééducation sensitive, aujourd’hui reconnue à l’échelle mondiale, s’appuyant sur ce qu’on appelle en science la pratique fondée sur les données probantes (evidence-based practice). «On travaille avec six universités de par le monde, dont l’Université McGill au Canada. Cette communauté de pratique nous a fait traduire certaines parties de la méthode en dix-sept langues, dont la charte des dix droits des soignées.»

Un autre regard
A 62 ans, Claude Spicher n’a rien perdu de son enthousiasme partageur. S’il accepte l’étiquette d’«inspirateur» de la méthode, il se décrit d’abord comme un joueur d’équipe, aimant à citer Marion Müller-Collard: être humble, loin d’une humiliation de soi, «signifie être capable d’incessants allers-retours entre le “je” et le “nous”.» Pas de fausse humilité chez lui, donc, mais une co-construction permanente du savoir.

«Nous sommes dans l’éloge du doute et de la fragilité», dit-il à notre arrivée au Centre de rééducation sensitive du corps humain, qui a accueilli plus de 4161 personnes depuis son ouverture en 2004. Dans son parcours professionnel, il se souvient d’un moment d’humilité particulièrement fécond avec un patient. Un premier pas de côté dans sa manière d’appréhender la douleur. Nous sommes en 1999. Claude Spicher a 36 ans.

Thérapeute de la main, il travaille à la rééducation du doigt d’un patient. «Lorsque je lui demandais de réaliser un mouvement particulier, il refusait. Trois fois je lui ai demandé et trois fois il a refusé. Ce n’était pas qu’il ne voulait pas: il ne pouvait pas le faire. Ce qui m’a conduit à poser un autre regard sur la douleur. Davantage qu’un obstacle à surmonter, on doit s’intéresser à cette dernière, à ce qu’elle nous dit.»

En proie aux affres de l’insupportabilité, la plupart des patient·e·s qui poussent la porte du Centre de rééducation sensitive du corps humain en sont venu·e·s à porter un regard désabusé ou fataliste sur les perpétuels tiraillements de leur corps. D’où l’importance du soin qui est mis dans l’accueil. La salle d’attente porte d’ailleurs un nouveau nom: «salle d’accueil». Tandis que Claude Spicher a aménagé son bureau dans le lieu de la convivialité par excellence: la cuisine.

On y trouve une petite table de seconde main, encombrée de livres et de revues, coincée entre la porte et la machine à café. Illustration du fourmillement permanent de pensées qui occupe l’esprit de son propriétaire. Détestant l’injustice autant que «la pensée simplifiante et mutilante», il se décrit comme un homme aux identités rhizomes, selon l’expression du philosophe Gilles Deleuze: Vaudois de naissance, Fribourgeois d’adoption, huguenot par sa grand-mère cévenole, praticien empathique et curieux, la pensée toujours en éveil.

«Le monde a besoin de nuance»
«On me dit parfois que je suis compliqué, mais je réponds que c’est la vie qui est complexe.» Si pour lui «le monde a plus que jamais besoin de nuance», il ne demeure pas moins soucieux de la solidité de son travail. La Méthode de Rééducation Sensitive de la Douleur en témoigne. L’ouvrage synthétise en effet nombre de données et d’études, reposant sur quelque 4000 cas. Point de départ: les symptômes. «Nous effectuons un état des lieux avec le ou la patient·e», explique Claude Spicher.

Plongées dans l’univers de sens des patient·e·s, les métaphores sont ici essentielles. «En Occident, l’approche scientifique a malheureusement tourné le dos à la poétique, à tout ce que l’on ne peut pas répliquer.» Les spécialistes examinent ensuite la peau. Est-elle engourdie, hypersensible au toucher? Plus que le trajet du nerf, c’est avant tout son territoire de provenance cutanée qui intéresse Claude Spicher. Il prend l’exemple d’une opération. «Le chirurgien ou la chirurgienne a épargné le nerf, mais il ou elle a peut-être endommagé son territoire à la périphérie, d’où la névralgie.»

Après l’anamnèse clinique, le repérage du territoire de la douleur, place à la rééducation. Le centre propose aux patient·e·s des exercices à effectuer quotidiennement. Cela peut consister à caresser la zone touchée avec de la soie ou une peau de lapin. «Le confort est le maître mot dans cette étape de stimulation», souligne Claude Spicher, ajoutant que le centre affiche un taux de succès de 73 % dans la diminution ou l’arrêt complet de la sensation douloureuse.

Le grand effacement du symptôme
«N’oublions pas que la douleur, dit-il, est une expérience sensorielle et émotionnelle. Et l’anthropologue David Le Breton ajoute que c’est un vécu somatique et sémantique». Or, la médecine a pour habitude de rechercher les causes d’un mal en se fondant sur le principe de la déduction. «Dès qu’on a trouvé une cause par déduction, sur la base d’un examen clinique, on exclut tacitement les autres causes possibles», explique Claude Spicher.

Mais dans le cas où le ou la médecin ne trouve rien, le patient ou la patiente risque de tomber dans le raisonnement suivant: «s’ils ne trouvent rien, c’est que je n’ai rien». Or la douleur persiste. Ce risque, Claude Spicher et ses collègues l’appellent le «grand effacement» du symptôme. C’est le fameux «ne vous inquiétez pas, tout est normal». Rassurant au premier abord, cette attitude revient à nier la vérité de l’expérience de la douleur chez la personne qui consulte.

Pour Claude Spicher, les douleurs chroniques a priori inexpliquées demandent d’inverser le chemin réflexif. De passer de la déduction à l’induction, en partant de ce qui est donné et exprimé par la personne. Au fond, rien de moins que de revoir le grand paradigme de l’Occident, amorcé par Descartes, en proposant de dépasser la dissociation du sujet et de l’objet pour, dit-il, «accompagner le patient ou la patiente vers un ailleurs en devenir». Là encore, guérir rime avec co-construire.

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  • Spicher, C., Murray, E., Chapdelaine, S., & de Andrade Melo Knaut, S. (2025). Méthode de rééducation sensitive de la douleur: Un nouveau mode de penser la complexité bio-psycho-sociale. Sauramps Médical.
  • Photo: Alain Wicht

 

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Théorème de la solitude des doctorant·e·s /alma-georges/articles/2024/theoreme-de-la-solitude-des-doctorant%c2%b7e%c2%b7s /alma-georges/articles/2024/theoreme-de-la-solitude-des-doctorant%c2%b7e%c2%b7s#respond Mon, 09 Dec 2024 11:39:56 +0000 /alma-georges?p=21619 Le film «Le théorème de Marguerite» porte à l’écran les rapports complexes entre jeunes chercheurs·euses et leur directeur·ice de thèse. Sa projection a été l’occasion d’une table ronde organisée par le Service de médiation de l’Université de Fribourg.

Mathématicienne douée, seule femme de sa promotion, Marguerite est sur le point de boucler sa thèse. Tout bascule le jour «J» lorsqu’elle présente ses résultats. Non seulement son travail est remis en cause par une erreur, mais son directeur de thèse ne veut plus la suivre, pour lui préférer un autre doctorant qui vient d’arriver et qu’il a lancé sur le même sujet. Sans compter qu’il ne cesse de lui répéter: «L’exigence mathématique ne saurait souffrir d’aucune émotion!». La jeune chercheuse se retrouve seule. Elle renonce à sa thèse, mais pas aux mathématiques.

Si «Le théorème de Marguerite» réunit tous les ingrédients d’un film à suspense, il porte aussi à l’écran les rapports parfois complexes entre un doctorant, une doctorante et son directeur ou sa directrice de thèse. Au cinéma le Korso à Fribourg, la récente projection du film d’Anna Novion (sorti en 2023), avec Ella Rumpf, dans le rôle de Marguerite et Jean-Pierre Darroussin dans celui du professeur, a été l’occasion d’une table ronde organisée par le Service de médiation de l’Université de Fribourg.

Autour de la table, avec le professeur de droit Michel Heinzmann dans le rôle du modérateur, étaient présent·e·s Katharina Fromm, professeure de chimie et rectrice de l’Université de Fribourg, le professeur de droit Walter Stoffel ainsi que la docteure Nathalie Dherbey Chapuis, maître-assistante et co-présidente du CSWM, le corps des collaborateurs et collaboratrices scientifiques (cadres intermédiaires) de l’Université de Fribourg.

Problème de double dépendance
Pour Walter Stoffel, le début du film décrit une situation que le Service de médiation rencontre souvent. «C’est très bien montré au niveau de l’atmosphère», dit-il. D’un côté, on a une doctorante partagée entre admiration envers le professeur et frustration. De l’autre, le professeur n’a pas de temps à lui consacrer. Il a beaucoup à faire et est accaparé par ses propres objectifs. De plus, il l’informe de l’arrivée d’un nouvel assistant dans la précipitation.

«On trouve une information déficiente dans nombre des cas problématiques que nous rencontrons. Il s’agit le plus souvent de maladresses commises par le directeur ou la directrice de thèse, qui n’a pas conscience de ce que vit son ou sa subordonné·e», continue le professeur de droit. Les autres intervenant·e·s observent que cette relation très verticale peut poser problème. D’autant plus qu’elle est souvent marquée par une double dépendance, le directeur ou la directrice de recherche étant également le ou la responsable au niveau de l’employeur.

Katharina Fromm reconnaît que le point est potentiellement problématique. Dans l’idéal, considère-t-elle, le ou la professeur·e devrait amener ses chercheurs·euses doctorant·es à le ou la dépasser. «Car ils et elles sont l’avenir de l’Université et de notre société.» La mise en place des best practices, soit des guides de bonnes pratiques pour le corps professoral dans ses rapports aux cadres intermédiaires, représente une étape. «En cas de problème, on recommande également d’avoir un·e deuxième superviseur·euse», dit-elle, rappelant l’importance d’améliorer la coopération interfacultaire sur ces questions.

La rectrice observe un changement de générations. «L’attitude des jeunes professeur·e·s diffère de celle leurs aîné·e·s. On leur demande de se profiler aussi au niveau pédagogique. Ils et elles s’interrogent sur les manières d’améliorer les dynamiques d’équipes.» Walter Stoffel, s’il constate des améliorations, remarque pour sa part que l’idée d’une cotutelle est souvent jugée chronophage par le corps enseignant. Et il observe une réticence des professeur·e·s à voir d’autres évaluer le travail de leurs élèves. «Il faudrait institutionnaliser ce deuxième regard», estime-t-il.

Ressources pour les doctorant·e·s
Comme lui, Nathalie Dherbey Chapuis considère de son côté que «la problématique n’est pas résolue». Elle relève l’avancée que constituent les best practices, mais aurait aimé voir l’apparition d’une structure plus contraignante pour le corps professoral. Dans les formations, observe-t-elle, «on rencontre toujours les plus motivé·e·s». Comprenez: les professeur·e·s qui en ont le plus besoin ne viennent pas.

«Le rectorat aurait voulu aller plus loin», reconnaît Katharina Fromm. «Suite à une consultation dans toutes les facultés, nous avons toutefois trouvé un dénominateur commun», continue la rectrice, relevant les mécanismes existants permettant d’améliorer ce déséquilibre structurel. Le Service de médiation en fait partie, mais des bilans  sont aussi recommandés après la première année. «On pourrait aussi imaginer le recours aux bourses pour étudiant·e·s pour une indépendance plus grande.»

Nathalie Dherbey Chapuis rappelle également les ressources à disposition des doctorant·e·s. La Conférence universitaire de Suisse occidentale (CUSO) permet ainsi des échanges entre jeunes chercheurs·euses. Tout comme le Graduate campus, plateforme interfacultaire aide à la mise en lien d’étudiant·e·s par rapport à leur thèse. Dans un esprit plus informel, Katharina Fromm signale encore les meetings de groupe, permettant les échanges dans un cadre plus relax.

Le genre, au-delà des statistiques
Avec Marguerite, seule mathématicienne dans un monde d’hommes, le film éclaire aussi une réalité: le problème de la représentativité des femmes. Alors que ces dernières sont nombreuses comme étudiantes et comme membres du corps intermédiaire, elles n’occupent aujourd’hui que 30% des postes de professeur·e·s à l’Université de Fribourg. Un chiffre toutefois en augmentation, car il ne dépassait pas 15% quelques années auparavant.

Walter Stoffel souligne que, dans deux tiers des cas, ce sont des femmes qui poussent la porte du Service de médiation. Le problème, estime-t-il, est à chercher au-delà des statistiques, car il observe souvent une différence de genre dans la manière de s’exprimer. «Par exemple, une femme tendra à exprimer ses doutes de façon plus directe, alors que l’homme se montre plus sûr de lui», dit-il, rappelant qu’il est important de ne pas y voir une différence de qualité du travail, mais plutôt de présentation, voire de faculté d’autocritique. Et d’ajouter que souvent le directeur ou la directrice de thèse ne se rend pas compte de l’impact de ses paroles.

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Champignons: une cueillette de connaissances /alma-georges/articles/2024/champignons-une-cueillette-de-connaissances /alma-georges/articles/2024/champignons-une-cueillette-de-connaissances#respond Fri, 25 Oct 2024 11:02:13 +0000 /alma-georges?p=21122 Au Jardin botanique de l’Université de Fribourg, une visite guidée a été l’occasion d’apprendre à mieux déterminer les espèces, en compagnie des mycologues chevronnés Alain Müller et Nicolas Küffer.

Les participant·e·s s’étonnent du riche panel d’odeurs qui aide à déterminer les champignons

De l’univers post-apocalyptique de la série The Last of Us, où l’humanité se voit zombifiée par la mutation d’une espèce fongique parasite, aux tables de nos restaurants, en passant par les médicaments, les champignons sont partout. Jusqu’au Jardin botanique de l’Université de Fribourg, où les représentants de ce règne à part entière, ni animal ni végétal, tissent leur réseau discret entre les fougères et rhododendrons piqués par la fraîcheur automnale.
«Ce qu’on appelle communément un champignon ne constitue en fait que le fruit du réseau mycélien, lequel demeure souvent invisible à l’œil nu», explique Alain Müller devant la vingtaine d’intéressé·e·s en ce matin piquant d’octobre, au Jardin botanique. Chef technique du pôle horticole du jardin et secrétaire de la Société fribourgeoise de mycologie, il anime une visite guidée en français le matin, tandis que son collègue biologiste Nicolas Küffer cicérone les curieux en allemand l’après-midi. Cette balade a lieu en marge de l’exposition Champignons-Pilze, dans la série «Biodiversité Fribourg», visible jusqu’au 23 février 2025 au Musée d’histoire naturelle de Fribourg. But de cette initiation: apprendre à mieux déterminer les champignons, alors qu’on dénombre près de 10’000 espèces en Suisse, du bolet à l’oïdium de la vigne.

A croquer avec modération

Le groupe emmené par le mycologue Alain Müller


Déterminer une espèce mobilise tous les sens. La vue bien sûr, mais aussi le toucher, l’odeur et la saveur. Sur les tables, Alain Müller dispose différentes espèces que le public renifle en écarquillant les yeux d’étonnement. Car le panel des odeurs étonne: du gaz d’éclairage pour des tricholomes, à la noix de coco pour un lactaire, en passant par la rave (mycène) ou l’anis (un agaric).
Concernant la saveur, le mycologue insiste, tous les champignons peuvent se goûter, mais «il faut impérativement recracher». Une participante, mordant dans une espèce toxique pour l’exercice, a tôt fait de le rendre dans son mouchoir tant il est peu savoureux. Toutefois, il ne faut pas se fier au goût d’un champignon pour en déterminer la comestibilité, continue Alain Müller. Certains, très toxiques comme l’amanite phalloïde, possèdent un goût agréable.
Si les comestibles se mangent, il faut les croquer avec modération, prévient-il. «Il faudrait se limiter à une consommation maximale de 150 à 300 grammes par semaines, car les champignons sont des accumulateurs de certaines substances nocives, notamment des métaux lourds.» De plus, l’Association suisse des organes officiels de contrôle des champignons, plus connue sous son acronyme allemand VAPKO, rappelle l’importance de faire contrôler le fruit de sa cueillette et de la cuire avant de la consommer.
Si l’humain consomme la chair de ces organismes mi-plantes mi-animaux depuis des millénaires, il trouve aussi au fil de ses cueillettes de quoi étancher sa soif de savoir. Mieux connaître ce monde-là suffit en effet à nourrir la passion de certain·es. C’est le cas d’Alain Müller, d’abord curieux des champignons pour les manger, il s’est pris au jeu.

Champions de la symbiose
«Lorsqu’on s’intéresse aux champignons, il faut savoir que beaucoup de choses ne se voient pas», a-t-il expliqué au groupe qui écoute avec intérêt devant un parterre de plantes vertes. Le 90 % des plantes mycorhizent, continue-t-il. Ce procédé consiste en une relation symbiotique entre les champignons et les racines des plantes. Les champignons ne produisant pas leur propre énergie comme les plantes par la photosynthèse, ils doivent donc s’allier.
Par la mycorhize, le champignon donne des sels minéraux à la plante en échange de son sucre. «Dans ce domaine, il reste encore beaucoup à expliquer. La mycorhize permettrait par exemple d’agrandir la capacité en eau de la plante ou encore de lutter contre les ravageurs», souligne Alain Müller. D’où l’importance de préserver les sols. Il faut ainsi privilégier le paillage, éviter de remuer la terre ou d’apporter des engrais minéraux. Le recours aux fongicides, censés lutter contre certains champignons parasites de la plante, peut aussi porter préjudice à la mycorhize.
Dans cet esprit collaboratif, des champignons nourrissent des liens privilégiés avec certaines plantes. A l’instar de ce petit-gris (Tricholoma terreum) que notre guide repère sous un pin, un arbre qu’il affectionne. Plus loin, c’est un bolet (Suillus viscidus) qui se plaît particulièrement sous les mélèzes. Si certains jouent les alliés, d’autres sont des parasites. Sans compter ceux qui font dans la liquidation: les saprophytes, aidants à la décomposition des végétaux.

Inspection d’une souche recouverte de champignons.

Effets du réchauffement climatique
«Sans ces champignons, pas de forêt», résume Alain Müller. A un endroit du jardin, il gratte un peu les feuilles mortes, pour déterrer un drôle de champignon, à la peau sombre, dure et lisse. Un Ganoderma carnosum, qui prospérait sur une souche enterrée et que les participant·es touchent à tour de rôle avec étonnement. Une nouvelle preuve de l’incroyable capacité de ces organismes à s’adapter à leur environnement.
Le réchauffement climatique, fait encore remarquer Alain Müller, influence également le règne fongique. Des champignons rares sous nos latitudes, comme l’amanite des césars, un comestible recherché, pousse de plus en plus chez nous. Parmi les autres thermophiles à pointer leur chapeau, une espèce toxique, le faux clitocybe lumineux (Omphalotus illudens) ressemble aux chanterelles et se retrouve de plus en plus dans le panier des cueilleur·euses.

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  • , Musée d’histoire naturelle de Fribourg

 

 

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La Francophonie, ça vous parle? /alma-georges/articles/2024/la-francophonie-ca-vous-parle /alma-georges/articles/2024/la-francophonie-ca-vous-parle#respond Wed, 04 Sep 2024 11:29:18 +0000 /alma-georges?p=20775 Le prix du Centre suisse d’études sur le Québec et la Francophonie (CEQF) «La francophonie en débat» lance sa 3e édition. But: nourrir la réflexion sur les échanges et les relations à l’intérieur de cet espace qui est bien plus qu’une simple communauté de langue. Appel à candidatures jusqu’au 15 novembre 2024.

La francophonie, c’est un monde en soi, un espace aux frontières mouvantes, invisibles mais bien réelles que dessine une langue: le français. C’est aussi un terrain d’observation privilégié. «Présent partout dans le monde, le français offre par exemple un regard particulier sur la globalisation. Il permet de porter une réflexion sur l’héritage colonial, les métissages culturels», explique Matthieu Gillabert, professeur ordinaire au Département d’histoire contemporaine de l’Université de Fribourg.

Matthieu Gillabert et son collègue Claude Hauser, lui aussi professeur ordinaire dans le même département, codirigent le Centre suisse d’études sur le Québec et la Francophonie (CEQF). Depuis 2010, celui-ci fédère et stimule études et recherches portant sur les relations entre la Suisse et le Québec dans le cadre plus large de la francophonie. Un intérêt suscité et nourri entre autres par le Prix CEQF «La francophonie en débat» qui vit cette année sa 3e édition.

Ouverts à tous formats
Remise en partenariat avec la République et Canton du Jura et avec le soutien de l’entreprise horlogère Richard Mille, cette distinction CEQF récompense le lauréat ou la lauréate d’un montant de 10’000 francs. Elle a pour but de soutenir la production et la diffusion d’œuvres en langue française, artistiques ou académiques, de jeunes artistes ou chercheur·euses (de 18 à 35 ans) domicilié·es dans un pays membre de l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF).

Les candidat·es ont jusqu’au 15 novembre 2024 pour soumettre leur dossier. Aspect intéressant de la démarche du CEQF: ce prix ne se borne pas aux seules recherches universitaires. Les travaux peuvent se décliner dans une perspective artistique: poésie, sculpture, etc. «Ce qui est important, c’est que l’œuvre questionne cette notion d’espace francophone de manière critique», souligne Matthieu Gillabert.

Qu’ils s’agissent de thèses ou de créations artistiques, il précise que les œuvres doivent être présentées de façon accessible à un large public. Une capsule vidéo est d’ailleurs demandée pour les œuvres écrites (travaux scientifiques ou recueil de poèmes) comme pour les œuvres artistiques. Pour les deux co-directeurs du CEQF, le prix entend élargir à l’échelle de la francophonie, l’étude et les réflexions entre la Suisse et le Québec qui ont inspiré la création du centre en 2010.

Un stimulant objet de réflexion
«Si l’étude de la francophonie a longtemps été l’apanage des littéraires, historiens et politologues se sont désormais emparés du sujet», explique Claude Hauser, précisant que les recherches menées sur la francophonie dans le domaine des relations internationales sont également très stimulantes. Qu’est-ce que la francophonie? Quelles sont ses frontières? Ces questions sont au cœur des travaux des lauréats des deux premières éditions.

D’une analyse de l’œuvre de l’auteur antillais Patrick Chamoiseau (Eva Baehler, lauréate 2023), à l’étude du langage parmi les militant·e·s afrodescendant·e·s d’origine camerounaise à Paris (Suzie Telep, lauréate 2021), en passant par le travail sur la littérature orale haïtienne de Sara del Rossi, chercheuse italienne résidant en Pologne: la francophonie semble en effet être un inépuisable champ d’étude et de réflexion.

Le ou la gagnant·e sera invité·e à présenter son travail dans le Jura et à Québec (un montant en plus du prix sera prévu à cet effet), devant l’horloge réalisée par Richard Mille et offerte par la République et canton du Jura à l’occasion du 400e anniversaire de la ville canadienne. Un lieu symbolique entre deux régions sœurs, unies par les revendications indépendantistes qui ont marqué leur histoire récente.

Regard par la périphérie
La Francophonie est ainsi un lieu où se nouent et se dénouent les enjeux culturels. Et porter un regard sur elle depuis la Suisse ou le Québec n’est pas anodin. «Cela permet d’aborder cette notion par la périphérie, alors qu’elle est souvent abordée à travers le tropisme français», fait remarquer Matthieu Gillabert. Les deux historiens rappellent que le dynamisme de cet espace mouvant n’est pas toujours venu de Paris. Loin de là. Dans les années 1960, des pays africains ont ainsi été à la base d’institutions francophones comme l’agence de coopération culturelle et technique, ancêtre de l’Organisation internationale de la Francophonie.

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  • Photos: L’auteur antillais Patrick Chamoiseau dont l’oeuvre a été analysée par Eva Baehler, lauréate 2023.
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Les procès en sorcellerie, miroirs de nos peurs /alma-georges/articles/2024/les-proces-en-sorcellerie-miroirs-de-nos-peurs /alma-georges/articles/2024/les-proces-en-sorcellerie-miroirs-de-nos-peurs#respond Tue, 13 Aug 2024 05:53:13 +0000 /alma-georges?p=20671 Du XVe au XVIIIe siècle à Fribourg, des dizaines de victimes des chasses aux sorcières et aux sorciers ont péri sur le bûcher. Des centaines de personnes ont été inquiétées, suspectées, torturées. Leur seul crime était le plus souvent de sortir de la norme, explique l’historien Lionel Dorthe. Conférence-débat le 19 septembre 2024. 

A partir du XVe siècle, l’idée grandissait que des sectes d’adorateurs du diable se liguaient contre la Chrétienté, conduisant à travers l’Europe à de nombreuses vagues de chasses aux sorciers et aux sorcières. Suspicions et dénonciations culminèrent aux XVIe et XVIIe siècles. Du paysan prospère au vagabond, de la femme veuve ou sans mari à l’adolescent livré à lui-même, il en fallait alors peu pour tomber dans les griffes de la justice pour fait de sorcellerie.

Lionel Dorthe

On est loin de l’image d’Epinal de la sorcière au nez crochu, à califourchon sur un balai. «A l’exception des élites, l’ensemble de la population pouvait être inquiété. Même si le plus souvent, il s’agissait de personnes qui, à un moment donné et pour diverses raisons, se situaient hors des normes sociales», relève Lionel Dorthe. Responsable des fonds anciens et de la promotion du patrimoine documentaire aux Archives de l’Etat de Fribourg, il est l’auteur avec sa collègue Rita Binz-Wohlhauser de l’édition des procès en sorcellerie menés à Fribourg entre le XVe et le XVIIIe siècle.

Six années d’un éprouvant travail, sur le plan émotionnel, effectué dans le cadre d’un projet de la Fondation des sources du droit suisse. «En lisant les comptes-rendus d’interrogatoires et de jugements, j’ai souffert de toute cette souffrance», nous confie Lionel Dorthe, également chargé de cours en histoire médiévale à l’Université de Fribourg. Une page douloureuse de l’histoire fribourgeoise, mais un nécessaire travail de mémoire sur lequel reviendra l’historien, en compagnie du journaliste Cyril Dépraz, jeudi 19 septembre 2024, lors d’une conférence-débat du programme culturel MEMO de la ville de Fribourg. Collaboration qui s’inscrit dans la continuité du podcast Au terrible temps des sorcières.

La torture, un outil légal
Durant l’Ancien Régime, il n’existait pas de séparation des pouvoirs et la torture constituait un outil légal dont se servaient les juges pour arracher des aveux aux victimes. Aveux qui avaient force de preuves. On accusait les prétendus sorciers et sorcières, que l’on imaginait complices du Malin, de tuer bêtes et êtres humains, de rendre malade par l’usage d’onguents et de poudres diaboliques, de faire tomber la grêle ou encore de tarir les pis des vaches, d’être des «tireurs de laits» (Milch-Zieher en allemand). La mort attendait parfois les victimes à l’issue de la procédure. Les personnes condamnées étaient le plus souvent suppliciées par le feu sur la colline du Guintzet.

Sur les 360 procès conduits par le bras séculier de la «Ville et République de Fribourg» entre 1493 et 1741, environ un quart des instructions ont abouti à la mort des condamné·es. «Le bannissement était quant à lui prononcé par les juges dans près de la moitié des cas. Il pouvait être de deux ordres. Soit les personnes devaient quitter le territoire fribourgeois, soit elles se trouvaient cantonnées aux frontières de leur paroisse», explique Lionel Dorthe. Moins souvent, il arrivait que les juges lèvent les charges et relâchent les personnes. C’est d’ailleurs l’un des intérêts du travail de Lionel Dorthe et de Rita Binz-Wohlhauser d’avoir édité l’ensemble des procès menés pour sorcellerie, et pas seulement ceux aboutissant à une condamnation à mort. Ce qui permet de saisir le phénomène dans une perspective plus large.

Deux frères habiles
On découvre ainsi le cas des frères Georges et François Rimy, deux paysans de Charmey. Au milieu du XVIIe siècle, ceux-ci ont été suspectés d’être des Milch-Zieher. Une accusation courante dans cette région vivant de l’économie laitière. «Dès qu’un paysan subissait une baisse de production, il avait tôt fait d’accuser le voisin de lui voler le lait de manière surnaturelle», fait remarquer Lionel Dorthe. Or les deux frères Rimy, connus dans la région pour avoir fait les quatre cents coups, ont su défendre leur cause avec intelligence. Sans jamais avouer, ils se sont justifiés en expliquant aux juges de manière quasi scientifique pourquoi leurs bêtes donnaient plus de lait, disant par exemple ne choisir que des vaches de la race «Schwytzer» (réputées bonnes laitières) ou affourager de manière spécifique. Ce qui leur a valu d’être libérés, «malgré de très forts soupçons».

Un siècle plus tôt, en 1517, Christian Born a eu moins de chance. Accusé d’être lui aussi un «tireur de lait», il a été brûlé au Guintzet, tandis que sa femme Collette, poursuivie uniquement pour vols, s’est retrouvée au pilori. Plus rarement, des jeunes étaient inquiétés. Comme Claude Bernard en 1651, douze ans, exécuté pour sorcellerie au Belluard. On voit dans ces exemples que les procès ne visaient pas exclusivement les femmes, même si elles ont représenté environ deux tiers des personnes interpellées par les autorités fribourgeoises.

Dépasser l’idée d’une «guerre des sexes»
«Aujourd’hui, certain·es relisent ces procès dans la perspective d’une guerre des sexes. Ce qu’il convient de nuancer. L’accusation de sorcellerie touchait les hommes comme les femmes, même s’il est vrai qu’on observe une féminisation et une prolétarisation du profil des victimes au fil des siècles», indique Lionel Dorthe. Selon lui, cela s’expliquerait d’une part par l’évolution des pratiques judiciaires, face auxquelles les femmes, plus fragiles socio-économiquement, restaient davantage vulnérables. Et d’autre part, par la genèse des accusations faites au village, qui provenaient majoritairement de femmes contre d’autre femmes. Ce sont d’ailleurs les procès de deux sœurs de Villarvollard, Catherine et Marguerite Repond, qui marqueront la fin de cette terrible page de l’histoire. La première, connue sous le nom de Catillon, périra condamnée au bûcher en 1731, tandis que la seconde mourra en prison 10 ans plus tard, à nouveau inquiétée par la justice pour avoir enfreint son bannissement.

S’il est difficile d’expliquer la disparition du phénomène, il convient de l’appréhender dans une perspective sociale plus large. «La plupart des victimes venaient des campagnes, de régions comme la Singine ou la Gruyère», souligne Lionel Dorthe, précisant que des familles ont ainsi été persécutées sur plusieurs générations, comme les Python et les Meino. Dans la plupart des cas, les suspicions mêlaient croyances populaires et considérations démonologiques, dont les juges cherchaient la confirmation. Les dénonciations émergeaient le plus souvent de la base de la population, les autorités y étaient sensibles.

En proie aux épidémies et aux rigueurs du climat
On pourrait d’ailleurs voir dans ces accusations, une réponse aux temps difficiles que subissaient les gens de l’époque. C’est du moins l’une des hypothèses de Lionel Dorthe, qui s’interroge sur la raison des pics suivant les périodes. «Qu’est-ce qui peut expliquer l’augmentation des dénonciations que l’on observe à certains moments?» L’historien voit un début de réponse dans la vulnérabilité de ces populations rurales face au climat et aux épidémies. Une piste qui reste à explorer. «La désignation de boucs émissaires en période de crise ou d’instabilité est un motif récurrent dans l’histoire. Une réalité malheureusement toujours actuelle pour certaines minorités, qu’elles soient religieuses, culturelles ou de genre», dit-il. Raison pour laquelle il convient de ne pas jeter ces victimes de l’imaginaire de leur temps dans les oubliettes de l’histoire, mais qu’il est au contraire plus que jamais nécessaire de faire œuvre de mémoire et chercher à comprendre.

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  • (une très grande partie des instructions et jugements édités par Lionel Dorthe et Rita Binz-Wohlhauser sont consultables en ligne)
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Terre sainte: cartographier le sacré au-delà des clivages /alma-georges/articles/2024/terre-sainte-cartographier-le-sacre-au-dela-des-clivages /alma-georges/articles/2024/terre-sainte-cartographier-le-sacre-au-dela-des-clivages#respond Fri, 07 Jun 2024 10:02:41 +0000 /alma-georges?p=20369 Porté par l’Université de Fribourg, le projet Holy Networks s’attelle à l’étude d’un corpus de 400 lieux saints en Palestine. Son but: faire dialoguer les traditions historiographiques et proposer un nouveau cadre interprétatif du sacré dans la région.

Bien qu’aujourd’hui traversée par les violences et les conflits, la Terre sainte n’en demeure pas moins le terreau d’une dévotion multiséculaire pour les fidèles des trois religions abrahamiques. Derrière les lignes de fractures: un réseau de lieux saints, objets de vénération parfois partagés entre juifs, musulmans et chrétiens. L’étude de ces loca sancta sont au cœur du projet de recherche Holy Networks, démarré en avril 2024 par l’Université de Fribourg, et qui réunira une dizaine de chercheurs et chercheuses et issu·e·s de différents horizons de recherche, culturels et temporels.

«Notre objectif, par l’étude d’un corpus de 400 lieux saints, consiste à faire dialoguer les différentes traditions historiographiques afin de proposer un cadre interprétatif renouvelé de la Terre sainte», résume Michele Bacci, professeur ordinaire d’histoire de l’art médiéval à l’Université de Fribourg. Coordinateur de cette recherche prévue sur cinq ans et financée par le Fonds national suisse (SNSF Advanced Grants), il relève le pont symbolique que permet ce projet, dans une région où les communautés sont aujourd’hui divisées.

Approche transversale
«Notre recherche s’intéresse notamment à la manière dont ces différentes cultures ont cohabité par le passé, dans une région investie de longue date sur les plans spirituel, culturel, mais aussi politique» Pour mener ses recherches, effectuées essentiellement depuis Fribourg, Michele Bacci et son équipe pourront compter sur les riches fonds d’institutions comme le Studium Biblicum Franciscanum ou l’Ecole biblique archéologique française à Jérusalem. Dans une Terre sainte déjà passablement labourée par les projets de recherches, Holy Networks se démarque par sa transversalité et sa volonté de mettre en lien des données nombreuses, mais qui demeurent souvent fragmentaires. Car c’est un paradoxe: les fouilles et descriptions réalisées au fil des siècles ont généré une importante masse de données, mais ces dernières se retrouvent aujourd’hui éparpillées entre différentes aires culturelles (juive, musulmane, chrétienne latine, grecque, arménienne, etc.).

Sept siècles sous la loupe
«Une telle recherche est facilitée par Internet, grâce à la consultation de manuscrits et livres rares en ligne», précise Michele Bacci. Si l’accès aux ressources est aisé, deux bornes temporelles baliseront le travail des chercheur·euses. «Nous nous pencherons sur la période islamique post-croisée, soit une durée de sept siècles qui va de la reconquête de Jérusalem par Salah ad-Din en 1187, à l’établissement du soi-disant statu quo par le sultan ottoman Abdülmecid en 1852», explique Michele Bacci. Ce qui rend cette période intéressante, c’est que les non-musulmans avaient alors l’interdiction d’ériger de l’architecture nouvelle et de restaurer ce qui existe. Michele Bacci s’intéresse particulièrement à la domination mamelouke, du milieu du XIIIe au début du XVIe siècle. «A ce moment, les lieux saints se multiplient, mais s’émancipent de l’architecture. Si dans les faits, il était interdit aux chrétiens et aux juifs de monumentaliser, ceux-ci pouvaient maintenir l’existant», fait remarquer le chercheur. On se met ainsi à vénérer une pierre sur laquelle la Vierge Marie se serait reposée lors de la Passion ou un arbre à l’ombre duquel la Sainte Famille se serait arrêtée. Autant de «portions de paysage», qui matérialisent le souvenir d’un épisode sacré.

Saintes au carrefour des traditions
Des sites, comme le tombeau de Rachel sur la route de Bethléem, sont vénérées par les trois religions abrahamiques. Il arrive que les différentes traditions réinvestissent ces lieux à leur manière. Michele Bacci cite l’exemple, sur le Mont des Oliviers, d’un tombeau attribué à trois femmes différentes. «Les juifs y vénèrent la prophétesse Hulda, mentionnée dans l’Ancien Testament au temps du roi Josué, là où les musulmans célèbrent Rabi’a al-Adawiya, figure soufie du VIIe siècle. Les chrétiens y prient quant à eux sainte Pélagie d’Antioche, prostituée, actrice et danseuse convertie au christianisme.»
Contrairement à la pratique en Occident, où l’on vénère habituellement des statues, des images ou des objets, la dévotion en Terre sainte se démarque par le fait que l’attention est dirigée vers des «morceaux» de sol ou de paysage: un trou dans un pavement, un rocher ou un arbre. «Comment ces lieux se distinguent-ils de ce qui les entoure ? C’est cette perspective anthropologique qui nous intéresse», relève Michele Bacci. Les chercheur·euses s’arrêteront sur les dispositifs d’encadrement qui indiquaient qu’il s’agissait d’un lieu saint.

Comment se vivait l’expérience du sacré?
Outre cette approche «en creux», par laquelle un lieu saint se donne à voir par ce qui l’entoure, une attention sera mise sur les stratégies déployées pour définir la nature sacrée de ces endroits (narrative, spatiale, performative, rituelle). Par exemple, concernant les dévotions, des prières étaient-elles lues de manière collective? «Il existe une quantité infinie de textes qui n’ont jamais été recueillis de manière systématique», souligne l’universitaire.

Ces morceaux de territoire sacralisés ne sont pas isolés les uns des autres. Des routes et des chemins qui relient les principaux sites émerge une topographie sacrée dynamique. «Dans l’expérience de ces lieux, il y a aussi, pour le pèlerin, le mouvement qui les relie», rappelle Michele Bacci. Dans certains cas, il s’agit d’une pratique mémorielle, à l’image du tracé Bethléem-Jérusalem qui permet de «revivre» le parcours de Marie, Joseph et l’Enfant Jésus.

Le mouvement, objet de dévotion
«Par la fatigue, l’effort, le mouvement devient lui-même un objet de dévotion», considère encore le chercheur. Le projet Holy Networks entend d’ailleurs reconstituer cette dimension du corps en déplacement, que ce soit à pied ou à cheval, par une simulation digitale qui permettra de se rendre compte de cette temporalité. «C’est un travail qui n’a jamais été fait!», insiste Michele Bacci. Une reconstitution d’autant plus précieuse que la localisation des loca sancta s’est compliquée par endroits, du fait de l’altération du paysage. C’est le cas du champ dit «de pois chiches pétrifiés», dont on raconte que la Vierge (ou le Christ selon les versions) y aurait transformé les pois chiches d’un cultivateur en cailloux. Ce champ aurait existé jusqu’à la première moitié du XXe siècle, pour finalement disparaître, traversé aujourd’hui par le mur de séparation.

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