Magali Jenny – Alma & Georges /alma-georges Le magazine web de l'Université de Fribourg Wed, 22 Nov 2017 16:04:10 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.3.5 Religion on- et offline /alma-georges/articles/2017/religion-on-et-offline /alma-georges/articles/2017/religion-on-et-offline#respond Fri, 13 Oct 2017 14:06:05 +0000 https://www3.unifr.ch/alma-georges?p=5066 Quel point commun entre un monastère, les Témoins de Jéhovah et Second Life? Si l’élément religieux apparaît pour les deux premiers, il est moins évident pour le troisième, et pourtant… L’utilisation des médias et des nouvelles technologies par différentes communautés religieuses est au centre de nombreuses recherches académiques comme l’a montré un colloque organisé par le Département de science des religions.

Afin de clôturer un projet de recherche de trois ans, le Professeur Oliver Krüger a mis sur pied un colloque intitulé «The Dynamics of Religion, Média, and Community» qui s’est tenu à l’Unifr les 29 et 30 septembre derniers. A cette occasion, des spécialistes de la question s’étaient réunis pour faire le point sur les changements récents. Différents sujets ont été abordés comme la création d’Eglises virtuelles (The , ou, plus récemment, et ), l’emploi d’Internet par et dans les monastères, le fonctionnement de proposant à ses membres de partager des événements importants (rassemblements, sermons, baptêmes, etc.) en ligne.

Il a également été question de production médiatique religieuse aux Philippines avec l’exemple du site (Jésuit Communication) et de la compagnie du même nom qui a produit un film sur la vie d’Ignace de Loyola sur le modèle des blockbusters américains. Autant de sujets qui ont su passionner un auditoire attentif.


Le Professeur Andrea Rota et Fabian Huber, assistant de recherche, ont profité du colloque pour présenter les résultats de la recherche concernant l’usage des nouveaux médias par les et les communautés en Suisse. Ce projet du Fonds national suisse «Die Dynamik von Mediennutzung und den Formen religiöser Vergemeinschaftung» dirigé par le Professeur , s’interroge sur la fonction dynamique jouée par les médias pour des formes récentes de communautarisation religieuse. Il s’agissait principalement d’établir l’importance du facteur médiatique dans la cohésion des communautés. Concernant la pratique religieuse, de nombreux spécialistes ont observé que les nouveaux médias peuvent poser des problèmes considérables à certains groupes: comment les Amisch et les Juifs ultraorthodoxes, par exemple, parviennent-ils à contourner les interdits d’une doctrine religieuse traditionnelle clairement réfractaire aux nouvelles technologies pour se servir du téléphone ou du smartphone?

Deux communautés religieuses sous la loupe
Les deux communautés ont été choisies sur des critères concernant la structure institutionnelle, ainsi que l’usage collectif et personnel des médias. Elles ont en commun une forte conscience communautaire et une présence croissante en Suisse, ainsi que sur le plan international, et diffèrent grandement dans l’organisation des services religieux, ou dans l’utilisation et la production médiatique.

L’Association of Vineyard Churches, est un regroupement d’Eglises chrétiennes évangéliques qui compte plus de 1500 églises dans 60 pays (dont la Suisse avec des antennes à Berne, Zurich et Genève). Les cultes, très dynamiques, proposent une alternance entre musique, éléments charismatiques (imposition des mains, guérisons, etc.) et prêches sur la vie courante. Les nouveaux médias (Internet, télévision, radio) sont importants pour la diffusion et l’expansion du mouvement. Une utilisation intensive de la technologie durant les cultes a été observée: images et vidéos dans des présentations PowerPoint, écrans pour les textes des chansons, micros, haut-parleurs, écouteurs pour la traduction simultanée, etc. De plus, la communauté dispose d’une forte présence sur Internet avec une offre très large composée de plus de 300 prêches qu’on peut consulter en avec une app créée à cet effet, mais aussi des clips avec des témoignages de membres, des vidéos des plus grands événements sur Vimeo et YouTube, différentes pages Facebook ( comptabilise 800 likes) et un très complet proposant différentes offres, un agenda des cultes et des manifestations, des aides pour la vie quotidienne, une présentation du mouvement, etc.

Ìý

Les Témoins de Jéhovah, mouvement prémillénariste et restaurationniste se réclamant du christianisme, comptent plus de 8,3 millions de membres actifs dans le monde entier. La pratique religieuse, fortement orientée sur la lecture des textes, a rapidement poussé ce groupe à publier leur mensuel, la Watch Tower (La Tour de garde), la revue chrétienne la plus diffusée. La position des Témoins de Jéhovah envers les médias profanes (télévision, livres et magazines) est majoritairement critique, mais les membres plus jeunes emploient l’iPad et l’e-book pour lire et discuter les textes religieux. Cette communauté entretient une attitude ambivalente envers Internet, un instrument favorisant le contact entre ses membres et les conversions, mais aussi une source de contenus préjudiciables. Elle possède cependant son propre qui propose, entre autres, des vidéos de présentation et d’enseignements destinées aux et aux .

Pourtant, si les deux communautés acceptent les nouvelles technologies, il s’avère notamment que le mouvement Vineyard utilise Internet de manière intensive, tandis que les Témoins de Jéhovah se basent encore principalement sur les produits imprimés. De plus, les premiers sont relativement indépendants dans l’élaboration des supports médiatiques, alors que les seconds sont organisés autour d’une unité centrale avec un QG international basé à Brooklyn (NY).

Les résultats de ce projet, ainsi que la discussion qui a mis fin au colloque, ont montré que le champ d’études sur la religion et les nouveaux médias n’a pas épuisé toutes ses possibilités. Avec les progrès technologiques rapides et les changements qu’ils entraînent, les mutations de l’utilisation et de la considération religieuse d’Internet représentent un domaine de recherche dynamique et hautement intéressant. Il est fort à parier que les prochaines découvertes réservent encore bien des surprises on- et offline.

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Faire le djihad et mourir /alma-georges/articles/2016/faire-le-djihad-et-mourir /alma-georges/articles/2016/faire-le-djihad-et-mourir#respond Fri, 21 Oct 2016 07:54:07 +0000 http://www3.unifr.ch/alma-georges/?p=3133 Le politologue Olivier Roy a présenté son nouveau livre Le djihad et la mort en avant première à l’Université de Fribourg. Il y propose de nouvelles thèses sur les motivations des jeunes djihadistes occidentaux. Le spécialiste de l’islam en a débattu devant une salle comble et comblée, lors d’une conférence organisée par l’Institut Religioscope et le Centre suisse islam et société (CSIS).

En évoquant le djihad, vous parlez de mort «inutile». Pourquoi ce terme?
Cette mort souhaitée s’inscrit dans un certain nihilisme, très fréquent chez les jeunes d’aujourd’hui et que l’on pourrait appeler le «nihilisme du no future». En bref, c’est penser qu’il n’y a plus rien d’intéressant dans la vie actuelle, perçue comme une espèce de vide. Seule la mort garantit un accès à la «vraie» vie, à savoir le paradis. En effet, au moment où ils se tuent, ces jeunes sont convaincus de son existence. L’imaginaire des djihadistes est un élément essentiel pour mieux les comprendre. En ce sens, on peut parler d’islamisation de la radicalité.

Vous identifiez deux formes de nihilisme: l’un générationnel et l’autre millénariste; qu’est-ce qui les distingue?
Le nihilisme générationnel signifie que ces jeunes radicalisés sont en rupture avec leurs parents. Ils ne sont pas forcément en guerre, mais ils considèrent qu’ils n’ont plus rien à apprendre d’eux. Un peu comme s’il n’y avait pas de généalogie qui les précède, uniquement le néant. Autre phénomène curieux: ils font des enfants, mais ne les élèvent pas. Il n’est pas rare que les jeunes radicaux aient un bébé dans la même année que celle où ils passent à l’acte en se faisant sauter… Rien avant et rien après. Quant au nihilisme millénariste, même si l’expression n’est pas des plus heureuses, elle s’applique bien à ceux qui pensent que leur mort personnelle est un signe avant-coureur de l’apocalypse. Ils réfutent l’idée de l’établissement d’une société islamique dans la durée. Leur action est donc considérée comme un des présages de la fin des temps.

Cette même configuration terroriste serait-elle possible dans une autre religion?
En ce moment, non. La situation est clairement liée au contexte social et géostratégique du Moyen-Orient. Si l’on prend un cadre différent, par exemple celui des évangéliques aux Etats-Unis, on voit très bien comment des têtes brûlées qui ont envie de faire la guerre deviennent pilotes dans l’US Air Force. Une autre possibilité leur est offerte. La réalité reste cependant complexe et il ne faut pas perdre de vue que le salafisme n’est pas forcément le sas d’entrée du terrorisme.

A la fin de votre ouvrage, vous posez la question «pourquoi Daech tient-il?», avez-vous une réponse à proposer?
Cela tient en peu de mots: chaque ennemi de Daech a un pire ennemi que Daech. Les acteurs sont paralysés parce qu’ils craignent que la disparition de Daech favorise leur autre ennemi. Tous considèrent également que Daech est un épiphénomène, mais que l’autre ennemi, lui, sera toujours là. Les Turcs pensent que les Kurdes sont un problème; les Kurdes sont convaincus que ce sont les Arabes; les Saoudiens prétendent que c’est l’Iran; pour l’Iran ce sont les Soviets, et ainsi de suite. On le voit bien avec Mossoul: pourquoi n’y a-t-il pas d’attaques? Depuis quelques années déjà, nous constatons l’émergence d’un djihad global, international, détaché de tout contexte national et principalement individuel. Grâce à une communication prônant l’esthétisme de la mort et la victoire de la terreur, Daech offre le cadre idéal à la concrétisation d’un tel imaginaire.

En Europe, qui sont ces jeunes et qu’est-ce qui les pousse à un choix aussi extrêmeÌý?
Même s’il faut tenir compte des variations entre les différentes nationalités, nous sommes actuellement en mesure d’établir le profil type du jeune radicalisé. En France, par exemple, on constate que, sur vingt ans, les profils sont restés très similaires: deuxième génération, bien intégrés, parcours de petits délinquants, radicalisation la plupart du temps en prison, passage à l’acte sous forme d’attentat, mort sous les coups de feu de la police, l’arme à la main ou dans l’explosion. Qu’ils soient musulmans d’origine ou convertis, presque tous les terroristes sont des born again, à savoir qu’après avoir connu une vie plutôt profane, voire dissolue, les jeunes retrouvent une pratique religieuse plus stricte. Il faut préciser que la plupart passent à l’acte après avoir donné des signes de radicalisation. Il n’est pas rare non plus que des frères, des amis, des cousins suivent le même parcours et agissent ensemble. La seule évolution notable est le nombre croissant de femmes djihadistes.

Existe-t-il des signes auxquels les familles et les proches devraient être attentifs?
Actuellement, des milliers de signalements arrivent à la police, preuve que les parents surveillent de près leurs enfants. Il existe pourtant une grande confusion entre radicalisation religieuse et terroriste. Dès que quelqu’un présente des signes d’entrée en religion, il est dénoncé comme potentiellement dangereux. Dans la réalité, ce n’est pas aussi simple. L’intensité de la pratique ou de la foi n’est pas un gage d’extrémisme.

La déradicalisation, vous y croyez? Avez-vous des pistes à proposer?
Il faut d’abord se poser la question de la nature de la radicalisation: est-elle psychologique, théologique ou relève-t-elle d’une incompatibilité entre islam et Occident? En fonction de la réponse, les solutions à envisager sont différentes. Pour moi, il n’en existe pas un nombre infini. Une possibilité serait l’isolement des radicaux du reste de la société, à commencer par la société musulmane. Il faudrait faire en sorte que les frustrations ne se canalisent pas vers le terrorisme. L’inconvénient de centres comme ceux mis en place en France est qu’ils partent de l’idée que la radicalisation est une forme de pathologie et que les jeunes ne savent pas ce qu’ils veulent. C’est tout le contraire, ils sont fascinés par la radicalité, ils la cherchent. Comparer le djihadisme à l’alcoolisme me paraît complètement inutile. Il faut être conscient que la déradicalisation est plus un moyen d’aider les familles que les jeunes radicaux. Ce concept permet d’innocenter les parents en leur faisant comprendre qu’ils ne sont pour rien dans le choix de leurs enfants, que leur fils ou leur fille sont en fait malades et qu’ils vont être guéris.

Aux commentaires qui inondent les réseaux sociaux et qui proposent, comme solution au terrorisme, «la fosse commune» ou «une cartouche dans la tête», que répondez-vous?
Rien. Ces commentaires sont bêtes et méchants. Ils émanent souvent de gens cachés derrière des pseudonymes. Malheureusement, la stupidité est incontournable.

Qu’aimeriez-vous dire à ceux qui vous accusent de ne «jamais avoir approché un djihadiste»?
C’est complètement faux. Ceux qui prétendent le contraire sont d’une puérilité étonnante. J’ai vécu avec des djihadistes. Je connais bien le milieu des radicalisés et pas uniquement d’un point de vue théorique.

Pensez-vous que le CSIS de l’Université de Fribourg pourrait apporter des solutions à la radicalisation?
C’est un peu prématuré pour le dire, mais j’estime qu’il est nécessaire qu’il y ait, en Europe, des lieux de formation et de pensée théologiques qui s’ouvrent dans un cadre non étatique. Il faut avant tout reconsidérer la place du religieux dans l’espace public. L’islam doit occuper le champ du spirituel. La formation des imams est importante, mais elle doit rester théologique et non pas laïque, comme on le propose en France ou dans d’autres pays européens. L’idéal serait un institut associé, mais relié à des institutions de théologie autres que musulmane, essentiellement chrétienne, évidemment. Nous retrouvons un peu le contexte qui a permis la création du CSIS. Fribourg est le lieu parfait pour un tel centre parce qu’on y trouve une vie théologique très forte.

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  • Photo de Une: © Thomas Jammet
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Briser la spirale /alma-georges/articles/2016/briser-la-spirale /alma-georges/articles/2016/briser-la-spirale#respond Sun, 17 Apr 2016 10:30:35 +0000 http://www3.unifr.ch/alma-georges/?p=2215 Délinquance, récidive, prison et radicalisation: un engrenage qui effraie. Comment prévenir ce choix et préparer la réinsertion? Entretien avec Géraldine Duvanel Aouida, lectrice au Domaine de sociologie, politiques sociales et travail social.

Comment empêcher l’entrée dans la délinquance?
La délinquance traverse le temps; ce sont la place et la forme des délits, les parcours personnels, les contextes généraux qui changent. Nous disposons aujourd’hui de pistes concrètes et utiles: le sentiment d’incompétence, le manque de confiance et de prévisibilité au quotidien, l’absence de soutiens et d’engagements forment des contextes d’inquiétude et d’isolement. L’intervention peut travailler dans ce sens pour prévenir et atténuer la souffrance socialeÌýdont certains chercheraient à sortir par des voies moins recevables. Le travail sur le décrochage scolaire est un début fondamental. Favoriser l’inclusion pour que le passage de l’adolescence à l’âge adulte ne soit pas vécu comme une déchirure.

Peut-on établir un lien entre délinquance juvénile et départs pour le djihad?
Il faut éviter les amalgames. Les jeunes en situation de délinquance en Suisse ne doivent pas être vus comme des candidats au djihad. Ce qui est intéressant, c’est de se pencher sur l’expérience de non considération et de vulnérabilité que font les jeunes délinquants. Dans une logique de survie, ils tentent de déjouer cette situation de souffrance en se transformant, en se dotant d’un certain pouvoir. Ils investissent la marge dans laquelle ils sont pris. L’accès à un statut de caïd doit leur permettre d’éprouver un sentiment de pouvoir et de contrôle. Il est envisagable que cette expérience de souffrance sociale et cette volonté de la déjouer soient communes. L’insertion durable dans la délinquance est une réponse à une souffrance Ìýqu’on peut même qualifier d’expérience d’aliénation.

Une déradicalisation est-elle possible?
La déradicalisation est, à mon sens, une utopie politique. Il importe, avant tout, d’éviter la radicalisation, que l’on peine par ailleurs à définir, Ìýen offrant mieux et plus tôt. Miser sur l’insertion sociale des plus vulnérables, permettre à la jeunesse contemporaine d’accéder à une forme d’autonomie et d’accomplissement minimal, éveiller l’espoir de trouver sa place. C’est autour de ce projet que les forces devraient se concentrer.

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Après avoir obtenu son diplôme en pédagogie spécialisée,Ìý travaille en tant qu’éducatrice d’internat. Elle décroche sa licence, puis son doctorat en pédagogie spécialisée à l’Université de Fribourg. Sa thèse, «Rester pour s’en sortir. Logiques de récidive chez les jeunes en situation de délinquance» est récompensée par le Prix Vigener de la Faculté des lettres en 2015.

A lire:

  • «La spirale de la délinquance juvénile», un article sur sa thèse dans , mars 2016
  • , un article de Géraldine Duvanel Aouida paru dans la Revue d’information sociale REISO
  • Rester délinquant. Comprendre les parcours des jeunes récidivistes, le livre tiré de la thèse, à paraître au printemps 2016 aux

 

 

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«Barça ou Barsakh» /alma-georges/articles/2016/barca-ou-barsakh /alma-georges/articles/2016/barca-ou-barsakh#comments Fri, 15 Apr 2016 08:27:56 +0000 http://www3.unifr.ch/alma-georges/?p=2262 «Rejoindre Barcelone ou périr», voilà la nouvelle devise de la jeunesse de Dakar. Avec un taux de chômage proche de 25%, les jeunes Sénégalais n’ont que deux choix: les petits boulots ou l’émigration. Explications du Professeur Babacar Fall de passage à Fribourg pour une conférence.

Durant votre conférence «Les jeunes vulnérables: entre l’étau de la crise de l’emploi et l’émigration clandestine», vous parlez du chômage qui frappe le Sénégal. Connaît-on l’origine de cette crise?
Pour bien comprendre, il faut revenir brièvement sur l’histoire du travail au Sénégal. Le premier changement capital se produit avec l’établissement des colonies, l’avènement des cultures commerciales, notamment l’arachide et plus tard le coton. Jadis valorisées dans les sociétés d’économie de subsistance, les activités manuelles et agricoles sont davantage perçues comme dégradantes et c’est encore le cas aujourd’hui. De plus, l’agriculture est plus orientée vers des fins commerciales au détriment des besoins de nourrir les communautés. A partir de 1946, le développement industriel est sans précédent jusqu’en 1960, faisant du secteur privé le premier employeur du pays. Entre 1964 et 1990, c’est l’Etat qui devient le premier fournisseur d’emplois, mais, avec la politique d’ajustement structurel adoptée suite à la crise économique des années 1980, l’embauche étatique se réduit de manière drastique. Parallèlement, entre 1970 et 2013, la population du Sénégal triple. Les jeunes des groupes d’âge 15-35 ans (34,9% de la population totale et 57,1% de la population active) sont le plus touchés par le chômage. Dans les années 90, l’émigration vers l’Europe débute, d’abord par voie terrestre, puis maritime, via les Canaries.

L’Europe représente-t-elle un Eldorado?
C’est ce que pensent les jeunes Sénégalais. Cette image est renforcée par la réussite affichée par quelques migrants qui reviennent avec suffisamment d’argent pour construire une grande villa et acheter une voiture. Ce n’est plus l’éducation qui symbolise le succès, mais l’émigration. Il ne faut pourtant pas se leurrer: les success-stories sont rares et les conditions de travail tiennent plus de la survie que du luxe. D’un salaire d’environ 1000 euros mensuels pour une besogne harassante, ils gardent 200 euros pour «vivre» et envoient le reste à leur famille.

L’émigration clandestine représente donc un vrai problème…
Oui. L’Europe tente de limiter ce flux, mais tant qu’elle aura besoin de main-d’œuvre bon marché dans les secteurs agricoles et touristiques, il y aura toujours des jeunes prêts à braver tous les dangers pour assurer une petite rentrée d’argent à leurs proches restés au pays. La décision de partir n’est pas individuelle, mais familiale; elle implique un sacrifice important, émotionnel d’un côté et financier de l’autre, pour payer le voyage. De nombreux propriétaires et capitaines de bateaux ont d’ailleurs rapidement compris que ces transports clandestins pouvaient être un véritable business. De marins, ils sont devenus passeurs, en particulier dès les années 80, quand l’industrie de la pêche s’est écroulée.

C’est l’occasion qui fait le larron?
La nécessité surtout. Face à une situation de crise, on se débrouille comme on peut. C’est sur ce terreau que se développe le secteur «informel», composé de petits boulots et de menus services rendus en milieu urbain principalement. C’est le refuge de 85% des jeunes. Le système LMD «licence – maîtrise – doctorat» est détourné en «lutte – musique – danse», révélant le renversement des valeurs. Les études n’assurant plus la sécurité d’un emploi, la jeunesse désœuvrée n’a pas d’autre choix que d’entrer dans la marginalisation: les gagne-pains précaires ou l’émigration, qui représente parfois l’«option du désespoir».

Que faire pour freiner l’émigration?
Du côté européen, on doit s’engager à assouplir les conditions d’immigration, afin de garantir officiellement une mobilité plus fluide, un va-et-vient entre les deux continents. Le durcissement des modalités d’accès à L’Europe n’est pas une solution viable. En effet, tant que certains pays auront besoin de travailleurs sous-payés parce qu’illégaux, les plus courageux ou les plus désespérés entreprendront l’odyssée. Actuellement, quand un clandestin arrive en Europe, il travaille et se cache pour rester le plus longtemps possible. Pas question de rentrer au Sénégal sans l’assurance de pouvoir revenir.

Y a-t-il des solutions pour combattre le chômage?
Tout est question d’équilibre. Premièrement, les programmes en faveur des jeunes, proposés dans le cadre de l’accompagnement aux pays en voie de développement, doivent être augmentés. Deuxièmement, une redéfinition du système éducatif est indispensable. Actuellement, l’apprentissage technique n’est absolument pas valorisé. Les adolescents apprennent un métier «sur le tas», sans qualification. Une formation aux normes leur permettrait d’offrir des services professionnels compétitifs. Enfin, il faudrait faciliter l’accès aux crédits et aux terres pour les jeunes entrepreneurs, qui deviendraient des «créateurs de richesse». Une telle option contribuerait largement à promouvoir les secteurs agricoles et industriels au détriment du secteur informel.

Avez-vous proposé ces idées à votre gouvernement?
Avec des enseignants des Universités suisses de Fribourg et de Lausanne, des chercheurs résidents de l’IEA de Nantes et d’universités au Sénégal, en Côte d’Ivoire et au Mali, nous préparons un projet de recherche sur l’emploi, la formation professionnelle et le développement durable en Afrique occidentale francophone. Ce projet sera soumis à la Fondation nationale suisse des Sciences (Swiss National Science Foundation). Nous sommes quelques-uns à penser que l’investissement consenti dans la politique publique n’est pas en phase avec les priorités économiques. Il y a une certaine débauche de ressources pour une moindre efficacité: l’enseignement supérieur ne correspond pas aux exigences du marché de l’emploi et l’importance donnée à la formation professionnelle est trop faible. Il faut donc valoriser et mettre en place des apprentissages techniques. Le but de ce projet multidisciplinaire est de convaincre les décideurs de modifier l’orientation du système éducatif pour freiner le chômage et l’émigration.

Qu’est-ce qui vous motive à poursuivre le combat?
Tout d’abord, je suis persuadé que l’éducation représente l’unique alternative permettant de créer une masse critique en phase avec les besoins et les défis de l’économie durable. Ensuite – et surtout – parce que la jeunesse est au cœur de tous les enjeux des sociétés actuelles.

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Babacar Fall est directeur du Centre de recherche sur les métiers et la mémoire en Afrique de l’ de Dakar, Sénégal. En 2008, il est nommé docteur Honoris Causa de l’ et obtient pour son habilitation le titre de PH.D à l’en 2010. Spécialiste de l’histoire du travail en Afrique de l’ouest francophone, il conduit des recherches sur les migrations, les innovations pédagogiques et les réformes en éducation.

est aussi chercheur résident de l’(IEA), avec lequel l’Université de Fribourg a conclu un en décembre 2013, sous le patronage du (SEFRI). Dans ce cadre, l’Unifr et l’IEA développent une collaboration sur les cadres institutionnels de la vie en société (droit, langue, religion), la notion d’humanisme et son rôle dans le paysage scientifique actuel, ainsi que l’interdisciplinarité en sciences humaines et sociales.

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Au secours du patrimoine artistique /alma-georges/articles/2015/au-secours-du-patrimoine-artistique /alma-georges/articles/2015/au-secours-du-patrimoine-artistique#respond Tue, 17 Nov 2015 14:17:49 +0000 http://www3.unifr.ch/alma-georges/?p=1485 La Faculté des lettres décerne le titre de docteur honoris causa à Donatella Zari et Carlo Giantomassi. Collègues et conjoints, les deux historiens de l’art n’hésitent pas à se rendre dans des zones à risque pour sauvegarder le patrimoine de l’humanité.

Doctor Honoris Causa de l’Université de Fribourg… Comment vivez-vous ce moment?
Donatella Zari:
Nous ne nous attendions pas à un tel honneur! Notre seule question a été: pourquoi nous? C’est à la fois une surprise et une première.
Carlo Giantomassi: Notre unique lien avec l’Université de Fribourg est le Professeur Michele Bacci, que nous avons rencontré à Pise, lors d’un congrès. Nous apprécions d’autant plus cette distinction que nous n’avions pas conscience que nos travaux avaient une résonance internationale.

Quelle est votre formation?
CG:
A quelques années d’intervalle, nous avons tous deux fréquenté l’Istituto Centrale del Restauro à Rome. Nous y avons suivi un cursus d’historien de l’art et appris les métiers de conservateur et de restaurateur. Nous sommes spécialisés dans les peintures.
DZ: Nous nous occupons également de mosaïques, de statues et de bâtiments, comme l’Arche de Constantin à Rome. A l’époque, les études étaient beaucoup plus généralistes, dans le bon sens du terme. Nous étions capables de travailler sur toutes sortes de supports et cela s’est révélé très utile à l’étranger.

Pour quelles compétences fait-on appel à vous?
DZ:
Pour notre faculté d’adaptation. Nous exerçons beaucoup en Italie, mais, parfois, nous intervenons dans des régions où il y a des guerres, des conflits religieux ou interethniques. Nous n’avons pas toujours le matériel nécessaire pour travailler dans des conditions optimales, mais nous nous débrouillons en utilisant les matériaux disponibles et le savoir-faire des autochtones.
CG: Notre tâche principale n’est pas de sauvegarder ou de restaurer des œuvres d’art endommagées, mais surtout de former les gens sur place pour qu’ils puissent ensuite prendre soin de leurs monuments. Nous nous efforçons aussi de leur inculquer la fierté de leur patrimoine culturel et artistique.

Pourquoi intervenir dans des endroits à risque? Le danger vous attire?
CG:
Pas du tout. Nous ne sommes pas des soldats; nous n’avons jamais été au front, nous restons dans les musées. Après quelques expériences concluantes avec l’UNESCO, entre autres, sur des terrains difficiles, différentes ONG ont pris l’habitude de s’adresser à nous.
DZ: C’est un choix, pas une obligation. Nous aimons voyager et nous n’avons pas peur… Nous ne nous sommes encore jamais retrouvés face à des kalachnikovs! Peut-être parce que nous ne cachons rien et que nous demandons toujours à nos interprètes d’expliquer notre travail à la population. Nous leur faisons comprendre que nous ne sommes pas là pour prendre position, mais pour restaurer des œuvres d’art qui font partie de leur culture. Ce n’est jamais difficile de parler avec les gens; en revanche, avec les politiques, c’est une autre histoire…

Où a eu lieu votre première expérience en zone de conflits?
DZ:
C’était en Ethiopie, en 1980. Ensuite, nous avons été au Kosovo, mais c’était après la guerre. Puis il y a eu la Birmanie, en pleine révolution, le Liban, le Soudan, le Tibet, l’Irak…
CG: En Afghanistan aussi. Je me souviens qu’en entrant dans le musée de Kaboul, nous nous sommes retrouvés devant un amoncellement de pierres. Les talibans avaient démoli toutes les statues bouddhistes, alors que cette religion avait disparu du pays depuis des siècles. Ce qui se passe en Syrie, à Palmyre, montre que les destructions sont programmées, annoncées et filmées uniquement pour attirer l’attention de la communauté internationale. C’est l’ère des médias.

Quelles sont les principales difficultés que vous rencontrez?
DZ:
Dans certaines régions, nous avons eu des problèmes de langue. Au Tibet, nous avions un interprète qui parlait un peu l’anglais et qui traduisait en mandarin! Les Tibétains ne comprenaient rien et nous non plus. Nous avons parfois eu quelques déconvenues alimentaires ou logistiques, mais quand on souhaite vraiment communiquer, apprendre et enseigner, il y a toujours moyen de se faire entendre.
CG: Les contacts avec la population sont agréables et personne ne nous a encore tirés dessus! Ceux qui pillent et détruisent sont surtout des gens peu éduqués, obéissant à des ordres; ce ne sont jamais les chefs qui passent à l’acte. En fait, à mon avis, un des plus grands dangers, ce sont les mines…

Comment définiriez-vous votre mission?
DZ:
Notre engagement consiste principalement à enseigner notre savoir en matière de protection et de restauration. Mais nous apprenons aussi beaucoup des habitants: leurs techniques, les matériaux utilisés, etc. Nous recevons autant que nous donnons.
CG: Les gens sont généralement fiers de leur héritage culturel. Pour reprendre l’exemple du musée de Kaboul, ce sont eux qui nous ont aidé à regrouper les morceaux et à reconstruire les statues. Il n’est pas rare que certains cachent des pièces uniques pour les mettre à l’abri. Un peu comme les Italiens et les Français durant la Seconde Guerre mondiale, pour les dissimuler aux nazis.

Comment empêcher la destruction du patrimoine artistique?
CG:
C’est une vaste question. Les mécanismes politiques, religieux et interethniques sont complexes. Il ne suffit pas d’envoyer des soldats pour protéger les œuvres d’art. Tout passe par la connaissance de la culture et de l’autre, ainsi que par la transmission de la passion pour son propre patrimoine. Au Kosovo, par exemple, nous avons travaillé avec des membres d’ethnies parfois en conflit. Grâce à ce but commun de sauvegarde, il n’y avait plus de discrimination religieuse, politique, ethnique. L’animosité avait disparu et après une journée de labeur nous allions manger tous ensemble.
DZ: En histoire de l’art, des cours sont organisés pour expliquer comment protéger des œuvres dans des régions en guerre. Dans le cas de la Syrie, le mieux à faire serait d’ignorer l’Etat islamique qui détruit le patrimoine artistique et culturel afin d’attirer l’attention; mais c’est plus facile à dire qu’à faire. Le plus important reste de sensibiliser la population.

Où aura lieu votre prochaine intervention?
CG:
On nous demande souvent pourquoi nous ne sommes pas déjà en Syrie… La réponse est simple: on ne nous l’a pas proposé. Il est vrai que, pour le moment, c’est très dangereux. Quand on aura libéré certaines zones, nous serons en mesure de mieux protéger les bâtiments.
DZ: Nous serons toujours prêts à aller restaurer ce qui peut encore l’être. Tant que nos jambes nous porteront, nous n’hésiterons pas à partir. L’envie reste intacte.

Est-il difficile d’être à la fois conjoints et collègues?
CG:
La recette est qu’il n’y a aucune rivalité entre nous. Au contraire, on préfère mettre l’autre en avant. Quand nous travaillons séparément, nous avons besoin de nous parler pour échanger des avis ou des conseils.
DZ: Une vie passée ensemble autour d’une passion commune. Nous nous sommes rencontrés dans la basilique d’Assise en restaurant le «Maestro delle vele»Ìýde Giotto; un bon début.

Auriez-vous un message pour les étudiants de l’Université de Fribourg?
DZ:
J’aimerais dire aux étudiants en histoire de l’art de ne jamais perdre l’envie d’apprendre, de ne jamais cesser d’acquérir de nouvelles connaissances, de ne pas être sectaires et de garder l’esprit ouvert.
CG: Même si l’on donne de moins en moins de fonds pour la formation et la recherche, il faut continuer à être motivé, à entretenir une certaine élasticité mentale, à s’adapter aux situations inconnues, à développer le côté pratique et pas uniquement théorique. Surtout: restez curieux!

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Jihad au féminin /alma-georges/articles/2015/djihad-au-feminin /alma-georges/articles/2015/djihad-au-feminin#respond Thu, 05 Nov 2015 06:47:07 +0000 http://www3.unifr.ch/alma-georges/?p=1156 Le phénomène interroge et interpelle. Pour le comprendre, il faut impérativement dépasser les idées préconçues. La sociologue des religions Géraldine Casutt s’intéresse aux jeunes Européennes qui partent faire le jihad. Son travail propose des pistes concernant leurs motivations et des ébauches de solutions pour aider les familles.Ìý

Le départ de certains jeunes, musulmans ou récemment convertis, est un phénomène relativement nouveau dans nos sociétés occidentales. L’islam, en passe de radicalisation, et la création d’un Etat islamique attirent des adolescents qui décident de participer au jihad, souvent à l’insu de leurs propres familles. Cette attraction dangereuse ne touche pas uniquement les garçons…

Dans sa thèse de doctorat en Science des religions, Géraldine Casutt, assistante à l’Université de Fribourg, se penche sur la question: «comment être jihadiste en tant que femme?». Elle s’intéresse, d’une part, aux filles qui quittent tout pour rejoindre les jihadistes et, d’autre part, au désarroi et à la souffrance des familles qui ne comprennent plus leur enfant. Via les réseaux sociaux, elle parvient à établir et à maintenir le contact avec quelques jeunes filles avant et après leur départ en Syrie; sa démarche scientifique, neutre et sans jugement, ainsi que le choix déontologique de ne pas masquer sa véritable identité, permet à la sociologue des religions d’instaurer un climat de confiance, précieux pour rassembler des témoignages et poser des questions sur leurs motivations. Le lien entre l’individu et le religieux apparaît alors très vite et sert de fil rouge à sa réflexion et à son analyse du phénomène.

Conférence sous surveillance

La radicalisation est un thème d’actualité et les termes «islam» et «jihad» sont à manier avec précaution. Afin d’éviter les étiquettes trop tenaces et les amalgames malheureux, le choix des mots et des définitions se révèle extrêmement important. C’est dans cette perspective que Géraldine Casutt est amenée à collaborer avec des spécialistes issus de différentes disciplines. Elle a récemment invité le journaliste David Thomson et l’expert du salafisme Samir Amghar à donner une conférence commune, intitulée «La religion du jihad et le jihad comme religion: quelle place pour l’argument religieux dans les motivations des candidats au jihad en Syrie?», à l’Université de Fribourg. Devant un auditoire comble, discrètement surveillé par des policiers prêts à intervenir à tout moment, les conférenciers ont donné leur avis, entre autres, sur la justification religieuse du jihad et du départ en Syrie, du point de vue des acteurs. Dans une ambiance calme et respectueuse, ils ont ensuite répondu aux questions du public.

Une telle conférence aurait difficilement pu être organisée en toute sérénité en France; paradoxalement, dans ce pays hyperlaïque, la question religieuse en lien avec l’intégration occupe le devant de la scène médiatique et politique de manière récurrente. Les Suisses, moins touchés que leurs voisins par les départs des jeunes en Syrie, se posent en observateurs, tout en cherchant des informations qui leur permettront de se forger une opinion. Car là réside toute l’ambigüité du phénomène: tout le monde, aussi bien spécialiste que citoyen lambda, a un avis sur l’islam, l’intégration des musulmans, la radicalisation, la montée au pouvoir de l’Etat islamique, le terrorisme ou le jihad, mais personne n’est capable de relativiser un débat compliqué et très émotionnel.

Le jihad: une affaire d’hommes?

Si, du côté de l’opinion publique, on parvient à établir un lien entre les hommes et le jihad, à travers le cliché bien ancré d’un masculin plus enclin à la violence et donc attiré par le combat, on n’envisage pas, en revanche, qu’une femme puisse volontairement choisir cette voie. Il est plus commode de penser qu’elles sont victimes, et non pas actrices et qu’elles ont forcément été manipulées par des hommes dans un contexte patriarcal propre à l’islam. Difficile de se représenter qu’une femme peut aussi être un facteur de radicalisation pour un homme. Le besoin, rassurant et acceptable, de considérer le départ des jeunes filles comme des cas particuliers et de réfléchir en termes de clichés, est bien présent. Impossible d’imaginer que le rapport à la violence illégale est le même pour les deux sexes et que seules la construction et la représentation distinguent les hommes des femmes. Leur rôle au sein du jihad est certes différent, mais la conviction reste la même. Epouses et mères, elles ne combattent pas; leur participation au jihad est perçue comme secondaire, mais pas leurs motivations. Précisons que certain-e-s considèrent l’immigration en terre de califat comme le sixième pilier de l’islam, tant cet acte est perçu comme important et nécessaire à la fois comme devoir religieux et pour son propre salut.

Phénomène religieux ou social?

Pour Géraldine Casutt, il convient de considérer les jihadistes avant tout comme des êtres humains et pas uniquement comme des terroristes; des personnes inscrites dans une société occidentale, la nôtre, qui leur fait miroiter des possibilités infinies, alors que la réalité est tout autre. La chercheuse est convaincue qu’on est en présence d’un phénomène social dans lequel l’aspect religieux joue un rôle explicatif important. Parler du départ pour le jihad dans la sphère publique permet donc de réaliser que ce choix est rationnel et ne tient pas uniquement du lavage de cerveau, comme le prétendent certains. En ce qui concerne les motivations de ces jeunes femmes, on peut citer, entre autres, un attrait général pour la discipline et une forme d’austérité, proposées dans l’islam radical, leur permettant de marquer leur opposition envers un monde occidental en perdition parce que trop laxiste. En se soumettant à des normes et des valeurs, reçues directement de Dieu, elles ontÌý l’impression de se rapprocher de leur spiritualité. Elles expriment aussi la volonté de participer à un nouveau type de société, considérée comme plus juste, puisque fondée sur des principes divins, et au sein de laquelle chaque sexe aurait une place et un rôle bien définis. La complémentarité y serait garante d’un ordre social et religieux équilibré. Finalement, elles évoquent fréquemment le désir fort de prendre part à un moment historique, à savoir la création du califat qui sera le théâtre de la fin des temps.

Face aux médias, en recherche de pathos et d’un spectacle parfois morbide, qui traitent ces départs pour la Syrie comme un phénomène de mode, et contre les clichés populaires qui ne voient dans l’islam que la violence et la non-intégration avec une tendance à l’ériger au statut d’ennemi de la liberté et de la paix, une réflexion scientifique, objective, neutre et dépourvue d’apriori favorise une prise de conscience sociale globale. Géraldine Casutt constate que ce choix fascine et interroge les citoyens occidentaux et que, si des conférences sur cette thématique attirent autant de monde, c’est parce que les gens veulent comprendre pour prévenir ces départs. Ils s’inquiètent de savoir ce que ces jeunes vont faire sur place, quelle menace potentielle ils représentent pour l’Europe et, surtout, quelle sera leur situation dans la société à leur retour.

Loin des clichés

Afin de désamorcer des clichés tenaces, Géraldine Casutt a décidé de s’intéresser également aux parents de ces adolescentes et aux mères en particulier. Jugées par l’opinion publique comme mauvaises, puisqu’elles représentent l’échec dans l’éducation de leur enfant, elles sont sans cesse confrontées à des critiques, parfois très violentes, provoquant des dégâts majeurs dans ces familles déjà dévastées. Pour la sociologue des religions, le jihadisme n’est pas nécessairement la continuité d’un parcours délinquant préexistant et les parents ne sont que rarement responsables des départs de leurs enfants. Il faudrait plutôt les considérer comme des victimes, presque des dommages collatéraux. En France, par exemple, les accusations sont dirigées contre la cellule familiale, alors qu’on attribue à l’Etat un rôle de gendarme plutôt que celui d’un éducateur à l’esprit critique. Pourtant, la chercheuse constate que les écoles et les institutions ont également un rôle à jouer.

Pour faire face à cette détresse, des groupes de soutien s’organisent en France et en Belgique, mais ils sont le fruit d’initiatives personnelles, les structures officielles persistant à envisager et à traiter le jihadisme comme des cas de délinquance juvénile, pour lesquels les parents sont toujours tenus pour responsables. C’est en privé, mais aussi dans ces associations, mises en place par des parents démunis, que Géraldine Casutt peut entendre ce que les mères ont à dire. Elle est parvenue à gagner leur confiance et à recueillir leurs confidences, tout aussi précieuses que les témoignages des jeunes filles parties en Syrie. En Suisse, pays moins touché par ce phénomène, de telles structures de soutien peinent à s’organiser.

Un dernier cliché reste encore à désamorcer: celui de penser qu’il y a une recette miracle à la déradicalisation. Là encore, Géraldine Casutt estime que la panacée n’existe pas et qu’un travail ne pourra se faire qu’au cas par cas, en proposant des solutions individuelles et non pas globales.

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Link:

  • Communiqué de presse de l’Unifr présentant la thèse de Géraldine Casutt.
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