Patricia Michaud – Alma & Georges /alma-georges Le magazine web de l'Université de Fribourg Fri, 23 May 2025 13:43:14 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.3.5 «L’histoire du foot féminin coïncide avec celle de l’émancipation» /alma-georges/articles/2025/lhistoire-du-foot-feminin-coincide-avec-celle-de-lemancipation /alma-georges/articles/2025/lhistoire-du-foot-feminin-coincide-avec-celle-de-lemancipation#respond Fri, 23 May 2025 13:40:11 +0000 /alma-georges?p=22358 L’organisation par la Suisse en été 2025 de l’EURO de foot féminin devrait doper – encore – l’intérêt pour ce sport. Il n’y a qu’un demi-siècle que les footballeuses suisses ont fait leur entrée officielle sur les terrains. Retour sur un boom en plusieurs temps avec la professeure d’histoire contemporaine Christina Späti.

Christina Späti, pratiquez-vous le football?
Malheureusement non. Durant mon enfance st-galloise dans les années 1970 et 1980, j’ai littéralement dû imposer la participation des filles aux parties de ballon rond dans la cour d’école. Reste que lorsque j’ai souhaité rejoindre un club de foot, j’ai vite déchanté: cela n’était tout simplement pas possible pour une fille dans la région. A l’image de nombreuses amatrices de sports d’équipe et de ballons, je me suis rabattue sur le handball.

Christina Späti © Stéphane Schmutz / STEMUTZ.COM

Quarante ans plus tard, votre fille a fait une expérience complètement différente…
En effet, lors de notre séjour familial d’une année aux Etats-Unis en 2018-2019, elle a assez naturellement commencé à jouer au football. Ou plutôt au «soccer», comme ils le nomment là-bas pour le différencier du «football», que nous appelons ici le «football américain». Alors que ce dernier est considéré en Amérique du Nord comme un sport masculin, le soccer, lui, est LE sport féminin par excellence. Quand nous sommes rentrés en Suisse, ma fille, alors âgée de huit ans, a intégré une équipe de football féminin. Ce qui, heureusement, est désormais possible un peu partout dans notre pays.

On revient de loin: longtemps, les femmes ont été systématiquement exclues du football…
Cette exclusion ne concerne pas que les femmes. Le football moderne est né en Grande-Bretagne au milieu du 19e siècle dans les internats pour jeunes hommes issus de l’élite. Ce sport était donc réservé à la population aisée, qui y voyait le moyen de se démarquer de la classe ouvriè. Rapidement, cette derniè s’y est néanmoins intéressée. Il faut dire que la pratique du football ne nécessite que peu d’infrastructure et de moyens. En outre, avec le changement sociétal entraînant une réduction du temps de travail, les samedis après-midi désormais libres pouvaient être consacrés par les travailleurs manuels aux loisirs, football en tête. Un bel exemple d’«empowerment». Les «gentlemen», eux, se sont tournés vers d’autres activités, telles que le cricket ou le hockey sur terre. Quand les équipes ont commencé à participer à des tournois internationaux – entretemps, ce sport avait été popularisé à l’étranger par les marchands britanniques – une autre grande étape a été franchie: la professionnalisation du football. Il n’était en effet financièment pas possible pour les joueurs, désormais majoritairement issus des classes populaires, de se passer d’un revenu.

Dans quelle mesure les femmes ont-elles également profité du football comme outil d’«empowerment»?
Disons-le d’emblée: l’élargissement du football à d’autres catégories de la population que l’élite masculine britannique n’a concerné les femmes que dans une moindre mesure. Il faut rappeler qu’à l’époque, la société différenciait de façon stricte les genres, les rôles et, par ricochet, les activités sportives. Les hommes étaient invités à se défouler dehors, en équipe et de maniè compétitive. Les femmes, elles, étaient considérées comme à leur place dans des salles de gym, à effectuer des mouvements graciles. Plus tard, les régimes politiques autoritaires ont repris – et renforcé – cette dichotomie. Dans ce contexte, le football féminin a toujours fait l’objet d’un grand scepticisme. Jusque dans les années 1970, il s’est généralement limité à des pratiques informelles, par vagues successives. L’ «art pour l’art» était mal vu. Pour les femmes, le football devait s’accompagner d’une autre fonction, par exemple caritative. Et dans tous les cas, il concernait les jeunes célibataires, pas les épouses et mès de famille.

Comment ces vagues successives d’émergence du football féminin en Europe au cours du 20e siècle se sont-elles organisées?
Elles ont quasi systématiquement coïncidé avec les vagues d’émancipation féminine dans la société, c’est-à-dire durant et après la Premiè Guerre mondiale, dans les années 1960 (libération sexuelle), dans les années 1990 (premiè grève des femmes) ou encore, tout récemment, avec le mouvement MeToo. On constate alors un effet de va-et-vient, de cercle vertueux: un mouvement d’émancipation féminine s’opè, qui permet d’ouvrir une porte pour le foot féminin, qui à son tour renforce le mouvement d’émancipation.

Les femmes se sont mises à jouer au foot en pleine Premiè Guerre mondiale?!
Tandis que les hommes étaient au front, les femmes ont pris leur place dans les usines… et sur les terrains de football. Les tournois interentreprises en Angleterre peuvent d’ailleurs être considérés comme les tout premiers tournois de foot féminins. A noter que plus tard, dans les années 1960, c’est également par la porte du football corporatif – qui, contrairement au football pratiqué en club, était accessible aux femmes – que les footballeuses se sont engouffrées dans la brèche.

Est-ce que ce premier mini-boom du football féminin s’est poursuivi au-delà du conflit de 14-18?
Non. La montée des régimes autoritaires tel que le nazisme et le fascisme a coupé la vague d’émancipation féminine, pratique du football y compris. Dans de nombreux pays européens, il a fallu attendre plusieurs décennies avant que ce sport ne ressorte au grand jour. Celles qui s’y adonnaient étaient qualifiées d’amazones, de garçons manqués. Que ce soit en France, en Allemagne ou en Angleterre, le football féminin n’a officiellement été reconnu par les fédérations nationales qu’à la fin des années 1960.

Quid de la Suisse?
Notre pays n’échappe pas à la règle. En terre helvétique, il y a eu comme ailleurs au fil du 20e siècle des élans favorables au foot féminin, ainsi que des actions – souvent isolées -de promotion et d’encouragement de cette activité. Dans les années 1920, un club dénommé Les Sportives -dont on a désormais perdu la trace – aurait été fondé à Genève. A la fin des années 1930, le village d’Adliswil, dans le canton de Zurich, a pour sa part accueilli une «démonstration» de football féminin en marge d’un tournoi masculin. Qui s’est d’ailleurs heurtée à pas mal de moqueries. Près de trente ans plus tard, l’équipe féminine FC Goitschel a demandé à l’Association suisse de football (ASF) l’autorisation de l’intégrer, qui lui a été refusée. En contrepartie, l’ASF a ouvert aux femmes la possibilité de devenir arbitres, ce qui a marqué une étape importante de l’histoire suisse du football féminin.

Toujours dans les années 1960, l’affaire Madeleine Boll a fait grand bruit…
Suite à un malentendu, cette jeune joueuse a participé en 1965 avec les juniors C du FC Sion à un match préliminaire de la coupe de l’UEFA contre l’équipe turque de Galatasaray. La presse internationale s’en est généreusement fait l’écho. En raison de ce scandale, l’ASF a retiré sa licence à la sportive. Reste qu’en 1969, un championnat suisse féminin inofficiel a été organisé. Un an plus tard, la ligue féminine nationale était créée, tout comme la «Nati» féminine.  Il a néanmoins fallu attendre 1993 pour que le football féminin intègre l’ASF.

L’officialisation du football féminin suisse au tournant des années 1970 a-t-elle rimé avec la «normalisation» de cette activité sportive?
Pas vraiment, non. Un exemple parlant est le compte rendu publié dans un média bien établi suite au tout premier match de l’équipe nationale féminine, gagné 9-0 contre l’Autriche. Une bonne partie de l’article est consacré au physique des joueuses. C’est à peine si le résultat est mentionné…
Que ce soit à l’échelle nationale ou internationale, il faut attendre encore une bonne vingtaine d’années avant que le public ne manifeste un réel intérêt pour le foot féminin…
La dynamique est venue des Etats-Unis où, comme déjà indiqué, le «soccer» était traditionnellement établi comme sport féminin, tandis que le «football», le baseball ou le hockey sur glace étaient associés aux hommes. Le foot féminin drainait de plus en plus de public outre-Atlantique. En 1999, quelque 90’000 personnes – y compris le président Bill Clinton – ont assisté à la finale de la Coupe du monde féminine à Los Angeles. Sans surprise, l’euphorie s’est propagée en Europe, y compris en Suisse. Dans notre pays, l’intérêt est un peu retombé par la suite, avant de remonter en flèche dès 2015, lorsque la «Nati» féminine s’est qualifiée pour sa premiè Coupe du monde. Les nouveaux mouvements féministes, dont la grève, ont renforcé cet élan. L’EURO de l’été 2025, qui se tiendra en Suisse, devrait en rajouter encore une couche.

L’an dernier, vous avez donné un cours magistral sur l’histoire du football (masculin et féminin) comme phénomène global. Pourquoi ce choix thématique?
Le football est un fil rouge intéressant pour raconter l’histoire contemporaine européenne, voire globale. Il constitue une porte d’entrée vers de nombreuses thématiques, qu’il s’agisse de la politique, de l’extrémisme, du genre ou de la transnationalité. Sans oublier bien sûr le fait qu’il est très apprécié par de nombreuses personnes, tous horizons politiques, sociaux ou ethniques confondus. Bref, qu’il constitue un vrai aimant à étudiantes et à étudiants. J’ai néanmoins fait quelques déçues et déçus: celles et ceux qui s’attendaient à ressortir du cours avec des statistiques de matches à partager en soirée n’en ont pas eu pour leur argent. (Rires)

Vous disiez plus tôt que votre fille a eu un accès bien plus facile que vous au football. Celles qui luttent pour davantage d’égalité des genres dans ce sport peuvent-elles lever le pied?
En guise de réponse, voici une anecdote. L’hiver dernier, ma fille est à plusieurs reprises rentrée de ses tournois de foot en salle avec une médaille. D’un côté, on y voyait un garçon. De l’autre un homme.

__________

  • Christina Späti est professeure ordinaire au Département d’histoire contemporaine de l’Unifr. En 2024, elle a donné un cours magistral intitulé «Fussball. Geschichte eines globalen Phänomens»
]]>
/alma-georges/articles/2025/lhistoire-du-foot-feminin-coincide-avec-celle-de-lemancipation/feed 0
Lolita à la dérive /alma-georges/articles/2025/lolita-a-la-derive /alma-georges/articles/2025/lolita-a-la-derive#respond Mon, 20 Jan 2025 14:59:11 +0000 /alma-georges?p=21930 Dans un roman choc paru en 1955, Nabokov décrit la relation abusive entre le narrateur adulte et une jeune fille. Septante ans plus tard, le terme «Lolita» renvoie le plus souvent à une nymphette aguicheuse. Un séminaire dispensé à l’Unifr s’interroge sur cette déformation.

Des lunettes de soleil en forme de cœur, des lèvres ourlées de gloss et un air mi-boudeur, mi-provocateur: telle est l’image qui vient communément à l’esprit lorsqu’on évoque la figure de Lolita. Un coup d’œil sur le site du Larousse révèle qu’une lolita serait une «très jeune fille, jolie et aguichante». Au fil du temps, le personnage du célèbre roman éponyme de Vladimir Nabokov publié en 1955 n’a cessé d’évoluer, allant jusqu’à se muer en un véritable symbole de la libération sexuelle des femmes. Velia Ferracini attire l’attention sur le fait qu’à l’origine, «Lolita est une enfant victime de viol.»
Comment en est-on arrivé à une telle déformation de l’héroïne – et de l’histoire – imaginée par l’auteur américain d’origine russe? Ce questionnement figure au cœur d’un séminaire dispensé à l’Unifr au semestre d’automne de l’année académique 2024-2025 par cette assistante diplômée du Département de français. C’est en participant à un débat organisé en marge de la remise du Goncourt de la Suisse à Neige Sinno (pour son ouvrage «Triste Tigre») que la doctorante a pris conscience de l’ampleur «du tabou qui demeure autour du traitement de la thématique de l’inceste dans la littérature». Dans le cas du roman de Nabokov – qui décrit la relation abusive entre le narrateur de 37 ans et une jeune fille de 12 ans – «même certains grands penseurs contemporains de l’intelligentsia française parlent d’une histoire d’amour».

Dans la tête d’un pédocriminel
Retour 70 ans en arriè. En déroulant la trame narrative de «Lolita» par le biais d’un dialogue se déroulant dans la tête du personnage de Humbert Humbert, «Nabokov a choisi un angle inhabituel, un changement radical de perspective». Afin de montrer «toute la complexité d’un pédocriminel, qui plus est érudit, l’écrivain met en scène la confession à la premiè personne de cet homme». Cette confession, qui a pour but de dédouaner le narrateur d’un meurtre, finit par tourner entièment autour de Dolorès Haze (alias «Lolita»), la jeune fille que Humbert Humbert a prise sous son aile et dont il abuse.
«D’une certaine maniè, il s’agit bel et bien d’une histoire d’amour, du moins selon le point de vue du narrateur», souligne Velia Ferracini. Pour se justifier, Humbert Humbert utilise diverses stratégies, dont le recours à des références littéraires et à la pathétisation, notamment l’évocation d’un amour de jeunesse perdu. Si l’on sort de la tête du narrateur pour se placer du côté de Lolita, aucun doute n’est permis: «Elle est victime de contrainte sexuelle.»
«Ce qui rend l’ouvrage complexe – une complexité qui renvoie d’ailleurs à celle du cerveau d’un pédocriminel – est le fait que Lolita n’a pas directement droit à la parole, puisqu’elle n’existe qu’à travers les yeux de Humbert Humbert et de ce qu’il croit qu’elle pense.» Une perception qui est d’autant moins fiable que «le narrateur avoue qu’il ment parfois». Nabokov a néanmoins laissé dans son livre «des indices permettant d’une part de montrer que la jeune fille n’est pas consentante et, d’autre part, que lui-même réprouve le comportement de Humbert Humbert».

Amour interdit ou abus?
«’Lolita’ est clairement une critique de l’abus commis contre Dolorès Haze», résume la doctorante de l’Unifr. Or, à peine publié, l’ouvrage a fait l’objet d’erreurs d’interprétation, «peut-être tout simplement parce que les gens ne savaient pas comment lire» ce roman-ovni. Comme le montre le livre «L’ouragan Lolita», co-écrit par Véra et Vladimir Nabokov, le couple a «dès la sortie du livre été dérangé par l’interprétation qui en était proposée, par le fait que le personnage de Lolita ne semblait pas forcément être considéré comme une victime».
Il a néanmoins fallu attendre 1962 et la transposition au cinéma du roman par Stanley Kubrick pour que «la vraie déformation commence», ce malgré le fait que Nabokov était impliqué dans cette adaptation. «A la décharge du cinéaste et de l’écrivain, précisons que l’organe américain compétent a mis son veto à plusieurs reprises, ce qui a obligé l’équipe à réécrire une partie du scénario.» C’est une Lolita paraissant plus âgée qui s’est imposée à l’écran, «gommant partiellement le côté incestueux de la relation». Les scènes de sexe ayant été interdites, «les spectateurs et spectatrices pouvaient laisser libre cours à leur imagination, par exemple en se représentant des étreintes romantiques, voire mignonnes». Au final, «le film de Kubrick donne l’impression qu’il s’agit d’une histoire d’amour interdite».
Trente-cinq ans plus tard, Adrian Lyne «a essayé de mieux faire», poursuit Velia Ferracini. Dans cette deuxième adaptation cinématographique de l’ouvrage, le réalisateur utilise une voix-off pour reproduire l’effet narratif du roman de Nabokov. Le hic? «Alors que les images du film sont censées être le fruit de l’imagination d’Humbert Humbert, les spectateur·rice·s ont tendance à prendre ce qu’elles et ils voient pour argent comptant.» Une fois encore, l’abus fait place à la romance, en l’occurrence «l’histoire d’un amour un peu désespéré». Une méprise accentuée par le fait que l’actrice qui joue le personnage de Lolita est presque adulte.

Un raccourci troublant
Depuis, les références à Lolita se sont multipliées, de la musique à la publicité, en passant par la mode. En 2000, la popstar Alizée, alors âgée de 16 ans, clame ainsi haut et fort dans son tube «Lolita»: «C’est pas ma faute, et quand je donne ma langue au chat, je vois les autres, tout prêts à se jeter sur moi». Plus récemment, Lana del Rey reprend dans un clip vidéo des scènes du film de Lyne et «chante l’amour et la libération des femmes en tant que Lolita», rapporte l’assistante de l’Unifr. Quant aux lunettes de soleil en forme de cœur portées par l’héroïne du film de Kubrick, elles deviennent le symbole même de la nymphette, une adolescente aux airs faussement candides.
«Ce raccourci interpellant est assez symptomatique de notre société hypersexualisée», analyse Velia Ferracini. Un phénomène que dénonce justement la littérature post-MeToo et ses figures marquantes telles que «Triste Tigre» ou «Le Consentement» (Vanessa Springora). «’Triste Tigre’ explore la mauvaise interprétation du roman de Nabokov; Neige Sinno se demande comment on en est arrivé à le transformer en apologie de la pédophilie.»
La réception du livre «Lolita» est donc «le symptôme d’un problème contemporain plus vaste, celui de la banalisation des violences sexuelles», constate l’assistante du Département de français. «Le rôle de l’espace universitaire est justement de se réapproprier les sujets de société, de les contextualiser et de les aborder avec un regard critique.» D’où la pertinence d’un séminaire sur la question. «Les étudiant·e·s ont vraiment joué le jeu: ils et elles n’ont pas hésité à dépasser l’analyse littéraire pure pour s’attacher à la réception de l’œuvre», se réjouit Velia Ferracini.

 

Velia Ferracini est doctorante et assistante diplômée au Département de français de l’Unifr. Au premier semestre de l’année académique 2024-2025, elle a donné un séminaire sur la réception et l’interprétation de l’ouvrage «Lolita» de Vladimir Nabokov, paru en 1955.

_________

  • Image de couverture: Dominique Swain et Jeremy Irons à l’affiche de Lolita du réalisateur Adrian Lyne
]]>
/alma-georges/articles/2025/lolita-a-la-derive/feed 0
«Les universitaires n’aiment pas trop être faibles» /alma-georges/articles/2024/les-universitaires-naiment-pas-trop-etre-faibles /alma-georges/articles/2024/les-universitaires-naiment-pas-trop-etre-faibles#respond Fri, 29 Nov 2024 13:52:55 +0000 /alma-georges?p=21534 La faiblesse est partout, sauf dans la recherche académique. Raison de plus pour y consacrer un recueil de textes original, issu d’une pluralité de points de vue et de disciplines. Co-directeur de l’ouvrage, le professeur de l’Unifr Thomas Hunkeler évoque les forces du projet.

D’où est venue l’idée de consacrer un livre à la faiblesse?
Sociologue de formation, mon collègue (ndlr: et co-directeur du livre) Marc-Henry Soulet est un spécialiste en travail social et politiques sociales. Durant son parcours professionnel, il a constaté que la faiblesse était à la fois omniprésente et assez peu étudiée.

Pourquoi ce peu d’intérêt académique?
Probablement parce qu’on considè que c’est une notion qui n’appartient pas à la science, que le terme «faiblesse» est trop polyvalent, qu’il pourrait ouvrir la porte à toutes sortes d’approches qui ne correspondraient pas à une pensée disciplinaire rigoureuse. Chacun d’entre nous a une représentation très personnelle de la faiblesse et Marc-Henry y a justement vu l’occasion de la traiter dans une approche polyvalente elle aussi, c’est-à dire-plurielle. Lorsqu’il m’a proposé de lancer ce projet, je lui ai d’abord répondu que je manquais d’expertise en la matiè. Et puis, à la réflexion, je me suis rendu compte que ce n’était pas vrai. Beckett, qui est l’un de mes auteurs de chevet – et dont j’aurai l’honneur de diriger l’édition Pléiade des œuvres complètes – est une figure de la faiblesse. Jeune surdoué à la carriè universitaire brillante, il a fait le choix inverse de celui de Joyce, tourné vers la puissance et l’omnipotence, pour se diriger vers l’appauvrissement, la réduction, et par là la faiblesse.

Est-ce que Beckett utilise le terme «faiblesse» ou est-ce vous qui l’interprétez ainsi?
Il l’utilise un peu partout, en jouant avec la notion, que ce soit dans ses romans ou dans son théâtre. Beckett était très attiré par le côté paradoxal du terme, par la façon dont la langue conditionne notre pensée. Nous l’avons d’ailleurs constaté nous-mêmes en concevant le livre: il est très difficile de parler de faiblesse sans glisser tôt ou tard – souvent tôt, d’ailleurs – vers la force. Soit en transformant la faiblesse en une force paradoxale, soit en ayant besoin de passer par la force pour comprendre la faiblesse.

Vous avez indiqué qu’une approche plurielle avait servi de fil rouge à la conception de l’ouvrage…
La faiblesse est par essence un thème susceptible de parler à des gens venus d’horizons différents. Horizons professionnels d’une part: parmi les auteur·e·s figurent notamment une juriste, une anthropologue, des écrivains, une historienne de l’art et une vidéaste. Toutes et tous, nous nous sommes aventuré·e·s en dehors de nos prés carrés. Et vous savez bien ce qui se passe dans ce cas: on s’expose. D’une certaine maniè, on admet sa faiblesse. Les universitaires n’aiment pas beaucoup cela… Ce livre est aussi une façon de remettre en cause une parole de maîtrise.

Horizons géographiques d’autre part…
Il nous a paru important de confronter des façons de penser qui ne sont pas toutes occidentales, européennes, masculines, etc. Nous souhaitions croiser les perspectives en espérant que par ce biais, la notion de faiblesse dévoile toute la richesse de la pensée. Et là, je dois dire que nous avons été comblés. Pour donner quelques exemples, je mentionnerais l’anthropologue italienne Alfonsina Bellio, l’historien ivoirien Mathias Savadogo, l’écrivaine franco-camérounaise Léonora Miano ou encore la sociologue bulgare Svetla Koleva. Une bonne moitié des contributeurs·trices est issue d’autres pays que la Suisse.

Bon nombre de ces personnes gravitent autour de l’Institut d’éٳܻs avancées (IEA) de Nantes. Simple hasard?
Vous vous en doutez, la réponse est non. Marc-Henry Soulet et moi sommes tous deux liés à l’IEA, respectivement en tant que membre du conseil scientifique et membre du conseil d’administration. Cet institut a été créé il y a une dizaine d’années dans le but ambitieux de décloisonner la pensée, de penser le monde autrement. C’est un lieu où l’on s’intéresse de près à ce qu’on appelle le «Sud global», afin notamment de contrebalancer le surpoids énorme de la recherche occidentale. Grâce à l’impulsion et aux efforts de Samantha Besson, professeure au Département de droit international et de droit commercial de l’Unifr qui est à l’origine de cette collaboration, la Confédération a accepté de soutenir à la fois financièment et politiquement l’IEA. C’est d’ailleurs l’Unifr qui joue le rôle de «leading house» dans cette coopération. Le thème de la faiblesse s’inscrit assez naturellement dans le champ des préoccupations de l’IEA. Il était donc logique pour nous d’y chercher des auteurs·trices, d’autant que l’institut est un vivier de personnes aux sensibilités et aux parcours de vie variés.

Quelle consigne avez-vous donnée aux auteurs·trices?
Nous leur avons demandé d’essayer de trouver une forme personnelle pour exprimer ce que signifie la faiblesse et comment cette notion affecte leur pensée et leur façon de réagir. Au-delà, ils et elles avaient carte blanche. Certains auteurs·trices sont resté·e·s proches de leur production habituelle, optant pour un rendu relativement académique. Ce qui est tout à fait respectable, bien entendu. Et puis il y a des personnes qui se sont vraiment aventurées ailleurs. Je pense par exemple à la contribution d’Irène Hermann, qui prend la forme d’une interview de Madame Helvetia sur le thème de l’humanitaire. Ici, l’autrice a eu le courage de quitter momentanément sa casquette d’historienne. Ou alors le texte d’Alfonsina Bellio, une anthropologue spécialisée dans les croyances magiques, qui livre un extrait du journal intime qu’elle a rédigé durant la crise Covid-19, une période de faiblesse à la fois sociale et personnelle.

En tant qu’objet aussi, le livre s’écarte de ce que l’on pourrait appeler la «norme académique»…
En effet, avec notre éditeur, nous avons voulu apporter un soin particulier au livre-objet. Nous avons opté pour un premier renversement en utilisant de l’encre blanche sur du papier noir, plutôt que l’éternel noir sur blanc. Le format carré de l’ouvrage est lui aussi à contre-courant des réflexes habituels, du moins en ce qui concerne les actes de colloque. Et puis au centre, il y a cette touche graphique, sous la forme de photos tirées d’installations vidéo. Nous avons vraiment essayé de proposer un bel objet livre pour montrer la dignité de l’objet faiblesse.

L’un des buts de ce projet était de découvrir ce que la faiblesse permet de saisir de l’expérience humaine. Qu’en est-il ressorti?
En tant qu’auteurs·trices, ce livre – et cette thématique – nous a tous exposé·e·s. Normalement, personne n’aime reconnaître une position de faiblesse. Ce que nous avons obtenu de très beau, c’est une façon – ou plutôt des façons – de s’exposer avec sensibilité aux conséquences de la faiblesse, alors même que la maîtrise académique peine à accepter cette notion en tant que telle. En général, elle la recouvre d’un discours fort et donc, au moment même où l’on prétend évoquer la faiblesse, on l’écrase complètement. Je suis heureux et touché que tous les contributeurs aient accepté ce défi de ne pas retomber dans un discours fort. Prendre la faiblesse au sérieux, c’est lui faire une place. C’est l’accueillir telle qu’elle est, ne pas la transfigurer. Et ça, ce n’est pas facile du tout.

A titre personnel, qu’avez-vous retiré de cette expérience?
La conviction que pour être plus juste, plus riche, plus nuancé aussi, le discours académique doit s’exposer à ce qui n’est pas lui. Nous ne devons pas rester dans notre tour d’Ivoire. Il faut s’ouvrir à d’autres savoirs, qui passent par le sensible, par les émotions. Autant de domaines que le monde académique essaie habituellement d’éviter le plus possible.

Regrettez-vous de ne pas avoir fait cette expérience plus tôt dans votre parcours académique?
Je ne crois pas qu’un tel projet aurait été possible plus tôt. Marc-Henry Soulet vient de prendre sa retraite. Moi, je suis à quelques années de la mienne. Nous pouvons tous les deux nous permettre de nous lancer dans des expériences non conventionnelles, car nous n’avons plus la pression d’ajouter des lignes à nos CV.

_________

  • Thomas Hunkeler est professeur de littérature française et comparée à l’Unifr. Parmi ses domaines de recherche figurent entre autres la poésie de la Renaissance, le théâtre contemporain et les avant gardes européennes.
  • «Figures de la faiblesse», sous la direction de Thomas Hunkeler et Marc-Henry Soulet, Editions Epistémé, 2024.
  • L’ouvrage sera présenté à l’occasion d’une conférence de la philosophe et romanciè Tanella Boni à l’Unifr le 13 décembre 2024 à 17h à la salle MIS 3118, puis d’un vernissage à la librairie Albert le Grand à Fribourg, le même jour à partir de 18h30.
]]>
/alma-georges/articles/2024/les-universitaires-naiment-pas-trop-etre-faibles/feed 0
«Les étudiant·e·s présentant un trouble du spectre autistique abandonnent plus souvent leurs éٳܻs !» /alma-georges/articles/2024/studierende-mit-einer-autismus-spektrum-storung-brechen-das-studium-haufiger-ab /alma-georges/articles/2024/studierende-mit-einer-autismus-spektrum-storung-brechen-das-studium-haufiger-ab#respond Tue, 12 Nov 2024 15:24:53 +0000 /alma-georges?p=21286 Pour de nombreuses personnes sur le spectre de l’autisme, les éٳܻs supérieures ressemblent à un parcours du combattant. Comment leur rendre la vie académique plus aisée? Interview croisée de Ronnie Gundelfinger et Nicolas Ruffieux, co-organisateurs du symposium «Autisme et hautes éٳܻs», qui se tiendra le 23 novembre à l’Unifr.

Was ist besonders bei der Hochschulbildung, wenn man eine Autismus-Spektrum-Störung hat?
Ronnie Gundelfinger (RG): Hier sollte man zwei Bereiche unterscheiden, die das Studium für Menschen mit einer Autismus-Spektrum-Störung erschweren können. Der eine Bereich hat direkt mit dem Studium zu tun: Studierende können zwar die Fächer selber wählen, was eine Erleichterung ist. Aber es ist ein ganz anderes System, sie müssen sich selber organisieren, es ist nicht mehr wie in der Schule, wo man weiss, wann und wo man sein muss. Die Studierenden müssen Wichtiges von weniger Wichtigem unterscheiden können, es gibt eine ganz neue Art von Prüfungen, etc. Dann gibt es auch neue Rahmenbedingungen. Der Anfang an einer Hochschule ist oft mit einem neuen Wohnort verbunden, neue Reisewege dorthin. Dazu kommt noch die Situation der Universität mit vielen Leuten auf einem engen Raum. Diese Punkte, die im Alltag sonst schon schwierig sind, werden mit dem Eintritt in die Universität noch verstärkt. Neurotypische Menschen waren oft an Orten mit vielen Leuten, an Partys, Konzerten oder Fussballspielen. Autistische Menschen haben diese Situationen, wenn möglich, vermieden.

Nicolas Ruffieux (NR): Ce que l’on peut ajouter, c’est que les personnes qui présentent un trouble du spectre de l’autisme (TSA) sont souvent attirées par les éٳܻs supérieures en raison de leurs intérêts spécifiques et de leurs bonnes compétences académiques. Mais ce cadre académique plus ouvert, plus libre – qui est plutôt apprécié par la majorité des étudiant·e·s – est un vrai challenge pour elles, car il sollicite beaucoup plus ce qu’on appelle les fonctions exécutives: auto-organisation, flexibilité, planification. Autant de domaines dans lesquels les étudiant·e·s avec un TSA ne sont pas toujours très à l’aise. C’est aussi ce qui explique qu’ils et elles sont plus à risque d’échec que leurs camarades neurotypiques, ce malgré de bonnes compétences académiques. Mais il faut faire attention de ne pas généraliser: les éٳܻs supérieures se passent parfois très bien pour les personnes avec un TSA.

Retrouve-t-on dans certaines branches davantage d’étudiants avec un TSA que dans d’autres?
RG: Viele Menschen auf dem Spektrum fühlen sich zu naturwissenschaftlichen Fächern hingezogen. Es gibt ein grosses Interesse für MINT Fächer und für Computer Sciences. Aber nicht nur und das ist wichtig. Ich kenne eine junge Frau mit Autismus, die Medizin studiert; ihr wurde immer wieder gesagt, autistische Menschen können nicht Medizin studieren. Das stimmt so einfach nicht, eigentlich sollten alle Fächer in Frage kommen.

NR: Il est vrai que ce genre de commentaire ne motive pas les étudiant·e·s avec un TSA à s’annoncer en tant que tel·le·s lors de leur inscription dans une haute école. Certes, de plus en plus le font afin de pouvoir bénéficier d’aménagements pédagogiques. Mais il y en a probablement beaucoup qui connaissent leur diagnostic et choisissent de ne pas s’annoncer par peur des réactions, de la stigmatisation. Une grande méconnaissance règne dans le grand public, notamment parmi les enseignant·e·s, le personnel administratif et les autres étudiant·e·s.

Welche Auswirkungen hat es auf die akademische Laufbahn, auf dem Spektrum zu sein?
NR: Même s’il manque de données scientifiques pour étayer cela, ces personnes semblent plus à risque d’échec prématuré que leurs pairs. Ce que relèvent souvent ces étudiant·e·s, ce sont des difficultés à gérer les transitions – notamment les changements d’un cours à l’autre -, les attentes divergentes des enseignant·e·s, l’intégration des consignes, les travaux de groupe, les relations sociales. Le traitement des informations sensorielles dans les grands auditoires est également un défi. Maintenir un degré élevé de concentration sur une journée complète de cours peut alors devenir très énergivore. Une piste d’intervention se situe d’ailleurs au niveau de l’aménagement individuel des lieux de cours. A l’Unifr, des salles sensoriellement calmes ont été conçues afin de permettre aux personnes avec un TSA de recharger leurs «batteries». Autant de mesures qui peuvent contribuer à éviter que des étudiant·e·s n’interrompent leur cursus non pas à cause du contenu des cours mais pour des raisons externes. Ce qui serait une perte pour eux·elles-mêmes et pour l’université. Mais aussi pour la société, puisqu’on sait qu’avoir un diplôme est un facteur prédictif important pour l’employabilité et, par ricochet, pour la vie autonome.

RG: Ich würde auch vermuten, dass Studierende mit einer Spektrum-Störung häufiger das Studium abbrechen, weil es ihnen einfach zu viel wird. Manchmal wechseln sie die Studienrichtung. Oft gehen die Probleme nach dem Studium weiter: wenn sie eine Stelle suchen, sind neue Sozialkompetenzen gefragt, damit sie sich überhaupt bewerben können. Studien zeigen, dass viele Menschen auf dem Spektrum im Beruf oft unter ihrem Ausbildungsniveau beschäftigt sind.

Quels sont les droits de ces étudiant·e·s?
NR: Dès le début des éٳܻs, ils et elles ont la possibilité de s’annoncer auprès du bureau éٳܻs et handicap, présent dans la plupart des institutions d’éٳܻs supérieures. C’est une démarche essentielle à l’obtention de mesures d’aménagements pédagogiques. Attention, je ne dis pas qu’il faut absolument s’annoncer; dans certains cas, ce n’est peut-être pas pertinent. Reste que cette démarche a des avantages certains, notamment de rendre plus facile la communication avec les enseignant·e·s, avec d’autres étudiant·e·s, etc. De façon plus générale, les hautes écoles ont l’obligation légale de mettre en place des environnements d’apprentissage qui permettent à tous·tes les étudiant·e·s d’atteindre leur plein potentiel académique. Des encouragements en ce sens transparaissent dans différents textes de lois et réglementations, notamment le rapport du conseil fédéral sur l’autisme (2018) ou la Loi fédérale sur l’encouragement des hautes écoles et la coordination dans le domaine suisse des hautes écoles (2011). Sur le terrain, on constate parfois des frictions quant à la maniè adéquate de procéder.

RG: Daher ist es wichtig, dass die Philosophie der Inklusion von Neurodiversität ganz oben in der Hierarchie der Institutionen präsent ist und auf klare Weise kommuniziert wird…

Lorsqu’un·e étudiant·e s’annonce en tant que personne TSA – et peut le prouver à l’aide d’un diagnostic reconnu – que se passe-t-il concrètement?
NR: Tout d’abord, ses besoins spécifiques vont faire l’objet d’une analyse. Il est utile pour cela de pouvoir s’appuyer sur l’attestation fournie par le ou la spécialiste qui s’est chargé·e du diagnostic. Pour certain·e·s étudiant·e·s, c’est le côté sensoriel qui pose problème, par exemple passer ses examens en même temps que 200 autres personnes dans une salle bruyante. Peut-être est-il possible de mettre à leur disposition une salle séparée ou de leur donner le droit de porter un casque antibruit. Pour d’autres étudiant·e·s, il sera utile d’obtenir la documentation en amont des cours. A l’Unifr, les aménagements accordés peuvent varier d’une faculté à l’autre.

RG: Darum ist es so wichtig, was von oben kommt. Es braucht wirklich von den Universitätsleitungen nicht nur eine Absichtserklärung, sondern ein echtes Engagement. Wenn es von oben her klar kommuniziert wird, können sich Studierende auch wehren, wenn sie an einer gewissen Fakultät nicht die Hilfe bekommen, die sie brauchen. Aber da gibt es noch grosse Unterschiede zwischen der Universitäten.

NR: Le pas supplémentaire serait de dépasser la vision de compensation pour se diriger vers une perception de la neurodiversité comme une norme académique enrichissante. Autrement dit, mettre en avant les plus-values de l’inclusion de ces étudiant·e·s, ce qu’ils et elles amènent – notamment au niveau du potentiel d’innovation – plutôt que ce qu’on doit leur mettre à disposition.

Könnten Hochschulen dies als «Verkaufsargument» nutzen?
RG: Es ist kein Zufall, dass unsere Tagung in Freiburg stattfindet. Als ich einen passenden Ort für diesen Anlass gesucht habe, hat man mir gesagt, “Schaue dir mal die Unifr an, dort sind sie ein Stück weiter”. Ich denke, wenn die Unifr aktiv über ihr Engagement für Inklusivität kommunizieren würde, wäre es schon ein «Verkaufsargument». Google macht es ja auch.

Ronnie Gundelfinger vient de dire que l’Unifr n’a pas été choisie par hasard pour accueillir le symposium «Autisme et hautes éٳܻs». En quoi l’alma mater fribourgeoise se distingue-t-elle?
NR: Il y a 5 ans, nous avons lancé le projet de plateforme «autism&uni». Principalement développé par Nathalie Quartenoud (ndlr: du Département de pédagogie spécialisée de l’Unifr) et financé par le Fonds d’innovation de l’Unifr, cet outil a été mis en ligne en 2021. On y trouve des informations générales et pratiques, destinées à la fois aux étudiant·e·s avec un TSA, aux autres étudiant·e·s et au personnel de l’Unifr. A partir de là, différentes initiatives ont pris forme. Un programme de coaching individualisé, visant à soutenir l’autodétermination des personnes concernées, a vu le jour grâce au soutien du Pool de recherche de l’Unifr. Citons encore le lancement d’un programme de mentorat par les pairs, de groupes de parole, ainsi que d’une série de podcasts. Sans oublier non plus les deux salles sensoriellement calmes déjà évoquées. Mais ce n’est qu’un début.

Eben, welche anderen Einrichtungen können sich als sinnvoll erweisen?
RG: Ein Bereich, den ich sehr wichtig finde, ist die Möglichkeit, online zu studieren. Während der Covid-Pandemie haben das alle Hochschulen, mehr oder weniger gut, hingekriegt. Online Vorlesungen zu hören, vermeidet die grossen Ablenkungsfaktoren (viele Leute, grosse Säle, etc.). Die Studierenden können den Unterricht flexibler, nach dem eigenen Tagesrythmus, organisieren. Zum Beispiel eine herausfordernde Vorlesung nicht gerade am späten Nachmittag hören, wenn sie schon erschöpft sind. Es kommt noch dazu, dass die Vorlesungen für Menschen mit Autismus oft zu schnell sind. Visuell sind sie sehr gut, aber akustisch kann es für sie schwierig sein. Online Kurse können sie zwei- oder dreimal anhören, bis sie alle Details verstanden haben. Es wäre eine entscheidende Möglichkeit, um diesen Personen das Leben zu erleichtern. Aber im Moment sind noch nicht alle Unis dafür technisch ausgerüstet.

NR: Une approche additionnelle est d’apporter un soin particulier aux transitions, qu’elles se situent en amont ou en aval des éٳܻs. Certaines institutions proposent ainsi des semaines ou des jours d’accueil avant la rentrée académique afin d’expliquer les modalités d’inscription aux cours, le fonctionnement général des éٳܻs, etc. En fin de cursus, on peut faciliter la transition vers le marché de l’emploi, notamment en organisant des activités extra-académiques du type rédaction de CV ou préparation aux entretiens d’embauche. A l’Unifr, certaines offres vont déjà dans ce sens, notamment la «neurodiversity hour» du début de semestre. A noter qu’à l’inverse, le «one size fits all» ne fonctionne généralement pas bien pour cette population d’étudiant·e·s.

Est-ce que des aménagements plus tôt dans le parcours scolaire pourraient également avoir un impact positif?
RG: Wenn man im Schulbereich etwas für autistische Menschen machen wollte, müsste man in der Schweiz die Maturitätsverordnung ändern. In vielen Ländern, vor allem den englischsprachigen, können Schüler_innen sich schon früh auf ein paar wenige Fächer konzentrieren. Sie müssen nicht bis zum Schluss x Fächer studieren und dann vielleicht scheitern, einfach weil sie nicht sprachbegabt sind, obwohl sie sehr gut für Physik, Chemie und Mathematik talentiert wären. In diesem Fall kommt man in der Schweiz nicht zur Matura. Unser System ist in diesem Sinn nicht sehr autismusfreundlich. Aber das wäre eine riesige Veränderung und ist im Moment wahrscheinlich kein Thema. Flexibilität ist immer wieder das Stichwort.

NR: Il peut aussi être intéressant de travailler – en amont de l’entrée dans le cursus supérieur – sur le développement des personnes avec un TSA: connaissance d’elles-mêmes – points forts, points faibles – mais aussi connaissance de leurs droits. Cet aspect est très important pour la progression vers l’autodétermination, pour faire avancer elles-mêmes leur propre parcours. Beaucoup de jeunes – et notamment de jeunes femmes – ne sont pas diagnostiqué·e·s et donc, une fois arrivé·e·s aux portes de l’université, n’ont même pas la possibilité d’annoncer leur neurodiversité. D’autres, alors même qu’ils ou elles connaissent leur profil, n’ont pas suffisamment accès aux ressources à disposition, que soient des informations, des spécialistes ou des réseaux tels qu’Autisme Suisse ou, ici dans le canton, Autisme Fribourg. Et puis, de façon plus large mais tout aussi importante: il reste de gros stéréotypes à déconstruire au niveau de la société.

Un symposium inédit et bilingue à l’Unifr

Malgré de bonnes compétences académiques, les étudiant·e·s sur le spectre de l’autisme présentent en moyenne un risque plus élevé d’arrêt prématuré dans l’enseignement supérieur. Cette réalité a, par ricochet, un impact sur l’emploi et pose des questions d’ordre éthique. Alors qu’un soutien adéquat pourrait atténuer ce phénomène, la recherche spécifique présente encore des lacunes. C’est pourquoi le Département de pédagogie spécialisée de l’Unifr et l’association Autisme Suisse ont décidé d’organiser un consacré au thème «Autisme et hautes éٳܻs». Cet évènement bilingue et hybride (présentiel et online), qui se tiendra sur le Campus de Pérolles le 23 novembre, vise aussi bien les personnes concernées que leurs proches, ainsi que les professionnels.

_______

  • (RG) ist Kinder- und Jugendpsychiater. Von 2004 bis 2019 leitete er die Fachstelle Autismus der Klinik für Kinder- und Jugendpsychiatrie und Psychotherapie der Psychiatrischen Universitätsklinik Zürich (KJPP).
  • Nicolas Ruffieux est professeur ordinaire au Département de pédagogie spécialisée de l’Unifr. Il est notamment responsable du Bachelor en pédagogie curative clinique et éducation spécialisée

 

]]>
/alma-georges/articles/2024/studierende-mit-einer-autismus-spektrum-storung-brechen-das-studium-haufiger-ab/feed 0
Soigner la Planète pour soigner l’âme /alma-georges/articles/2024/soigner-la-planete-pour-soigner-lame /alma-georges/articles/2024/soigner-la-planete-pour-soigner-lame#respond Fri, 20 Sep 2024 07:51:55 +0000 /alma-georges?p=20965 Pour prendre soin d’eux, les humains doivent prendre soin de la Terre. Et retrouver la connexion originelle avec la nature, mise à mal par le dualisme prévalant dans les sociétés occidentales. Devant l’intérêt grandissant pour l’écopsychologie, l’Unifr a lancé une formation continue pionniè. 

Imaginons deux amis assis côte à côte dans un café. L’un est plongé dans un manuel de psychologie, l’autre dans une revue écologiste. Lorsque leurs consommations arrivent, ils marquent une pause et échangent brièvement sur leurs lectures respectives. Ils se chamaillent alors gentiment, chacun estimant que son sujet de prédilection a davantage de sens – et d’importance – que celui de l’autre.

C’est justement en prenant conscience de la profondeur du gouffre existant entre les sciences de l’écologie et les sciences humaines que l’écrivain, sociologue et historien américain Theodore Roszak a élaboré le concept d’écopsychologie, un terme mentionné pour la premiè fois en 1992 dans son ouvrage «The voice of the earth: an exploration of ecopsychology». Son constat: tandis que la pensée écologique œuvre à la recherche de solutions techniques au réchauffement climatique – sans se demander pourquoi les humains détruisent leur planète –, les sciences humaines se focalisent pour leur part sur les rapports de soi à soi ou de soi aux autres. D’où l’idée d’un nouveau terrain de recherche visant à comprendre les liens entre la psyché et la nature.

Selon la perspective de Theodore Roszak, l’écopsychologie se détourne de l’attitude anthropocentrée qui figure au cœur de la psychologie occidentale contemporaine, pour introduire le concept d’«inconscient écologique». Toujours d’après cette approche, il n’est pas possible de soigner la psyché sans prendre soin de la Planète, et vice-versa. «Concrètement, l’écopsychologie étudie les effets qu’un environnement pollué a sur la santé mentale et comment les nuisances de notre monde moderne peuvent ajouter à l’anxiété, au stress et à l’aliénation dont nous semblons souffrir de plus en plus. Elle explore également les effets que notre relation psychologique avec la nature a sur l’environnement. Elle pose enfin des questions du genre: de quelle maniè la dévastation de nos écosystèmes est-elle liée aux différentes formes de détresses psychologiques?», observe Francis Mazure dans une citation rapportée sur le site .

հԲ徱Բé
«L’écopsychologie montre aussi comment la déconnexion avec la nature contribue au développement de troubles psychologiques ou à la fragilisation de la santé mentale», souligne Chantal Martin Sölch. La professeure de psychologie de l’Unifr renvoie notamment à des qui ont mis en lien les problèmes de santé mentale avec l’urbanisation. D’autres éٳܻs récentes indiquent que «l’accès à des espaces verts augmente le bien-être et peut servir de facteur de résilience en lien avec les problèmes de santé mentale observés dans les régions urbaines». De façon plus large, il existe une abondante sur les «liens évidents entre la santé et l’exposition à la nature».

Afin de restaurer en profondeur la connexion entre les êtres humains et la nature, garante de la santé des deux, il est possible de s’appuyer sur différentes approches et méthodes, dans un esprit fondamentalement interdisciplinaire, voire transdisciplinaire. Autant d’approches qu’il ne faut pas confondre avec l’écopsychologie, puisqu’elles ne constituent que des outils. On peut par exemple avoir recours à l’écothérapie – qui utilise le contact avec la nature pour aider les gens à se sentir mieux -, à l’éducation à l’environnement, à la psychologie de l’environnement – qui implique notamment la prise en compte de la dimension humaine dans l’aménagement du territoire – ou encore au chamanisme.

Outil contre l’éco-anxiété
Dans un contexte sociétal de crise climatique, de nouvelles approches se développent en psychologie – et notamment en psychologie clinique – dont l’écopsychologie. Cette derniè séduit de plus en plus de personnes, que ce soient les thérapeutes ou les particuliers. Les recherches consacrées à ce sujet sont également en forte hausse, constate Chantal Martin Sölch. «En France et en Belgique, des formations et des manuels spécifiques se mettent en place.»

Convaincu de l’intérêt de cette discipline, son département a lancé cette année une formation pionniè en écopsychologie. Prenant la forme d’un atelier pratique d’une journée, elle est destinée d’une part aux personnes souhaitant découvrir comment le lien à la nature permet de se reconnecter à soi. D’autre part, elle cible les personnes travaillant dans la relation d’aide et souhaitant explorer de nouveaux outils concrets à intégrer dans leur pratique, qu’il s’agisse de psychologues, d’infirmiers ou encore de travailleurs sociaux. Le premier atelier, qui s’est déroulé au printemps dernier, a fait carton plein.

«L’idée de mettre sur pied cette formation a émergé entre autres suite aux résultats d’une menée par l’une de nos étudiantes en bachelor sur le thème de l’éco-anxiété, qui a fait l’objet d’une publication dans la revue ‘Cortica’», explique Chantal Martin Sölch. Une autre impulsion est venue d’une collaboration pour le développement d’un manuel d’écopsychologie. «Nous avons réalisé à quel point cette thématique était importante actuellement.» Or, l’écopsychologie offre «de nouveaux outils de lutte contre ce problème, tout comme elle propose, de façon plus large, de nouvelles pistes d’interventions aux psychologues».

Premiè suisse
Ancienne doctorante à l’Unifr et intervenante lors de l’atelier, la psychologue Dahlila Spagnuolo estime que l’écopsychologie offre de précieux instruments pour comprendre le «divorce» entre les hommes et la Terre qui s’est opéré au fil du temps. Un dualisme influencé par Descartes – voire, bien avant, par Aristote – et son postulat de la causalité, selon lequel les phénomènes du monde peuvent être décomposés en plusieurs enchaînements de causalités. Mais aussi «par la religion, les sciences et la vision des hommes héroïques». Elle rappelle qu’à l’inverse, de nombreuses sociétés et communautés à travers le monde – notamment celles pratiquant le chamanisme – «estiment que tout est connecté, sans domination humaine».

Selon Dahlila Spagnuolo, le simple fait d’emmener les gens dehors, de les inciter à être attentifs et à utiliser leurs cinq sens, ouvre la porte au changement et au mieux-être. «Les thérapeutes peuvent servir de médiateurs, proposer des exercices pour faciliter la connexion avec les arbres et la terre, mais aussi aider les gens à poser des questions à la nature et à obtenir des réponses, bref, à faire émerger du contenu.» Autre avantage: «La nature étant fondamentalement organique, on ne peut pas la contrôler.» A son contact, «on apprend à s’adapter, à se montrer flexible.»

Les thérapeutes s’intéressant à l’écopsychologie doivent eux aussi faire preuve de flexibilité. L’atelier organisé par l’Unifr a ainsi lieu par tous les temps, qu’il vente, qu’il pleuve ou qu’il fasse froid. Agendée au 13 septembre 2024, la deuxième édition de la formation affichait complet. Un succès qui entrouvre la porte à la mise sur pied d’un CAS en écopsychologie, se réjouit Chantal Martin Sölch. «Ce serait une premiè en Suisse.

_________

]]>
/alma-georges/articles/2024/soigner-la-planete-pour-soigner-lame/feed 0
Pas d’acharnement thérapeutique, mais… /alma-georges/articles/2024/pas-dacharnement-therapeutique-mais /alma-georges/articles/2024/pas-dacharnement-therapeutique-mais#respond Fri, 02 Aug 2024 06:59:36 +0000 /alma-georges?p=20626 Alors qu’elle figure au cœur des directives anticipées, dont le respect par le corps médical est obligatoire en Suisse depuis 2013, la notion d’acharnement thérapeutique recoupe des réalités très différentes selon les individus, au point de créer des malentendus. Le point avec Clara Podmore, de l’Institut de médecine de famille de l’Unifr. 

«En cas de maladie ou d’accident graves, surtout pas d’acharnement thérapeutique!» Cette phrase, de nombreuses personnes ou membres de la famille la prononcent. Or, lorsqu’elles sont réellement confrontées à une situation de fin de vie, il n’est pas rare qu’elles choisissent de se livrer à un combat acharné contre la mort. Quitte à opter pour des traitements invasifs dont le succès n’est de loin pas garanti, voire qui, à l’inverse, pourraient provoquer des dommages. Ne fonce-t-on pas alors droit sur l’acharnement thérapeutique qu’on voulait absolument éviter?

A l’origine de ce paradoxe figure une délicate question de définition. L’acharnement thérapeutique, au fond, quésaco? «Il n’y a pas de définition absolue», avertit Clara Podmore. «J’irais même plus loin: considéré hors de son contexte, ce terme ne veut rien dire du tout pour les médecins!» La maîtresse d’enseignement et de recherche à l’Institut de médecine de famille de l’Unifr prend deux exemples. D’une part, celui d’un homme de 85 ans particulièment faible hospitalisé pour une pneumonie, qui fait un arrêt cardiaque. «Même s’il a clairement exprimé son désir d’aller à l’hôpital et de faire l’objet de soins, une réanimation pourrait – si elle est évaluée comme déraisonnable par le corps médical – être assimilée à de l’acharnement thérapeutique.» A l’inverse, le choix d’une personne de 35 ans, mè d’enfants en bas âge, souffrant d’un cancer particulièment agressif de subir une opération «de la derniè chance», tout en sachant que cette intervention présente un bilan bénéfices/risques négatif, «serait probablement considéré aussi bien par ses proches que par les soignants comme ayant du sens, même si, d’un point de vue purement médical, cela pourrait être assimilé à de l’acharnement thérapeutique».

Un acte tout sauf banal
Selon Clara Podmore, qui officie également en tant que médecin de famille au sein d’un cabinet de la région lausannoise, tout n’est pas à jeter dans le terme «acharnement thérapeutique». Pour une personne atteinte d’une maladie grave et/ou d’un certain âge, «il s’agit d’un bon point de départ vers une réflexion en profondeur sur ses désirs de fin de vie, ainsi que vers une discussion ouverte et éclairée avec ses proches et son médecin.» La généraliste le sait par expérience: «Une fois qu’on explique aux personnes âgées en milieu hospitalier qui affirment vouloir ‘tout’ faire pour rester en vie en cas de problème ce que ce ‘tout’ implique, la majorité d’entre elles changent d’avis.»

On touche là à l’épineuse – et centrale – question de la réanimation, associée à de nombreux fantasmes et à tout autant d’idées erronées. «La réanimation, c’est la mesure extrême, celle consistant – comme son nom l’indique – à réanimer une personne dont le cœur a cessé de battre.» Le massage cardiaque, qui est effectué en profondeur au niveau de la poitrine, «est une pratique qui n’est pas anodine, provoquant fréquemment des fractures de côtes.» Quant au manque d’oxygène dû à l’arrêt cardiaque, il peut entraîner des séquelles neurologiques. En milieu hospitalier, la réanimation est d’ailleurs obligatoirement accompagnée d’un séjour au service de soins intensifs. «Une recherche intéressante a exploré le niveau de connaissances du grand public autour du succès de la réanimation et est arrivée à la conclusion qu’il est bas», rapporte Clara Podmore.

Nouvelles obligations légales
Si elle n’est pas nouvelle, la notion d’acharnement thérapeutique semble avoir gagné en importance – ou du moins en visibilité – en Suisse ces derniès années. Il faut dire qu’elle figure au cœur des directives anticipées, dont le respect est obligatoire depuis l’entrée en vigueur en janvier 2013 du nouveau droit fédéral de la protection de l’adulte. Pour mémoire, cette réglementation prévoit que les dispositions thérapeutiques rédigées par une personne – notamment au sujet des soins qu’elle souhaiterait recevoir ou pas en cas d’accident grave ou dans la phase terminale d’une maladie – doivent être suivies par le corps médical si cette personne est devenue incapable de discernement. Le cursus de Master en médecine de l’Unifr comporte d’ailleurs un enseignement introductif sur les directives anticipées.

Plus récemment encore, la crise de la Covid-19 est venue renforcer la sensibilité à ces questions. «Dans le cadre de la pandémie, une pratique s’est étendue en milieu hospitalier, celle de demander plus proactivement aux patient·e·s à leur arrivée s’ils souhaitaient, en cas de besoin, être intubé·e·s, être réanimé·e·s, etc.». La collaboratrice de l’Institut de médecine de famille explique: «L’état des personnes atteintes d’une infection à Sars-CoV-2 se détériorait tellement vite qu’on craignait ne pas pouvoir les interroger, ne serait-ce que quelques heures plus tard, sur leur volonté en matiè de soins.» Malgré l’apaisement de la crise sanitaire, ce questionnement systématique est demeuré et a même gagné en importance.

Disposer de directives claires émanant des patient·e·s, de leur entourage ou de leur médecin de famille constitue certes un outil précieux pour les soignant·e·s confronté·e·s à la nécessité de prendre, parfois dans l’urgence, une décision thérapeutique radicale. Cela ne les dispense pas pour autant de procéder à une évaluation de l’équité et de la pertinence des mesures en question. Cela ne leur évite pas non plus de faire l’objet, dans certains cas, du courroux des proches des patient·e·s. Il y a trois ans, la veuve d’un homme soigné au CHUV s’est ainsi retournée contre l’hôpital pour ne pas avoir respecté les directives anticipées de son époux et procédé à ce qu’elle considérait comme de l’acharnement thérapeutique. Clara Podmore comprend bien la révolte de cette femme. «Mais il faut souligner que du côté des médecins, il y a toujours une peur qu’on leur reproche de ne pas en avoir fait assez, de ne pas avoir sauvé une personne.»

Projet de soins anticipé
Malgré la popularisation des directives anticipées dans notre pays, «à l’heure actuelle, les patient·e·s hospitalisé·e·s en ayant rédigé sont encore minoritaires», souligne la médecin. Encore plus minoritaires sont ceux «qui ont eu le courage de briser le tabou avec leurs familles, de partager clairement et en toute sérénité leur vision de l’acharnement thérapeutique». Mais aussi, plus largement, «leurs souhaits dans différents cas de figure, par exemple celui de décéder à la maison à tout prix ou de vivre le plus longtemps possible». On parle alors de «projet de soins anticipé».

Le scénario idéal, selon Clara Podmore? «Régler le plus de choses possibles en amont, lorsqu’on est encore en forme; réunir ses proches et son généraliste – qui sera en mesure de clarifier les notions médicales – autour d’un café, dans une ambiance conviviale, et parler de tout ça sereinement.» Alors que de nombreux EMS exigent désormais que leurs résident·e·s aient consigné des dispositions de fin de vie, ces derniès «sont souvent rédigées à la va-vite lors de l’entrée dans l’établissement, qui est déjà en soi un moment hyper compliqué pour les patient·e·s et leurs familles». Même si parler ouvertement de la mort peut être douloureux, la doctoresse en est convaincue: «Le fait d’avoir pu discuter à l’avance et suivre des directives anticipées aide les familles dans leur processus de deuil.»

_________

]]>
/alma-georges/articles/2024/pas-dacharnement-therapeutique-mais/feed 0
La tablette et le stéthoscope /alma-georges/articles/2024/la-tablette-et-le-stethoscope /alma-georges/articles/2024/la-tablette-et-le-stethoscope#respond Tue, 14 May 2024 13:02:43 +0000 /alma-georges?p=20211 Début 2024, la section Médecine de l’Unifr a procédé à un premier essai grandeur nature des examens en mode numérique. Sabine Morand, responsable du bureau des examens, évoque les avantages et les défis que représente la transposition des évaluations sur tablettes. Et en profite pour faire un appel du pied à ses homologues d’autres sections ou départements.

Malgré la centaine d’étudiant·e·s présent·e·s dans la salle, le nez collé à leur examen, il règne un calme olympien. Quelques éternuements et raclements de gorge mis à part, le silence est inhabituel. Presque étrange. Ce qu’il manque, ce sont deux bruits familiers, celui du grattement des stylos sur le papier et celui du froissement des feuilles que l’on retourne. Car au lieu des traditionnelles copies papier, les jeunes femmes et hommes se sont vu distribuer des tablettes tactiles, sur lesquelles ils et elles visionnent les questions et enregistrent leurs réponses.

Début 2024, la section Médecine de l’Unifr a testé pour la premiè fois un examen sous forme numérique à large échelle, c’est-à-dire sur une centaine d’étudiant·e·s et comprenant une soixantaine de questions. «Globalement, tout s’est bien passé», se réjouit Sabine Morand, en charge du bureau des examens des filiès médicale et biomédicale. «Nous allons gentiment pouvoir commencer à généraliser cette pratique.»

Consortium basé en Allemagne
C’est en 2019, dans le cadre de l’introduction du Master en médecine à l’Unifr, que les responsables de la section ont commencé à s’intéresser de près à la numérisation des examens. En effet, «au niveau national, des tablettes sont utilisées pour les épreuves de l’examen fédéral, d’où ce besoin d’adaptation à Fribourg». L’alma mater faisait déjà partie depuis 2017 d’un consortium pour les examens basé en Allemagne, l’Umbrella Consortium for Assessment Networks, à laquelle sont notamment affiliées les Universités de Heidelberg, de Munich et de Göttingen, ou encore l’Université de Genève, la Haute école de santé Fribourg (domaine ostéopathie) et la Haute école spécialisée bernoise. Cette structure met à disposition divers outils personnalisables, parmi lesquels figure une application pour générer des examens écrits sur tablette.

Grâce au consortium, l’Unifr a notamment accès à une base de données permettant de créer des questionnaires à choix multiples (QCM) sur tablettes. Sabine Morand rappelle que les QCM constituent l’un des formats les plus utilisés lors des évaluations écrites en médecine et en sciences biomédicales. Les similitudes entre ces deux disciplines ne s’arrêtent d’ailleurs pas là: «Durant les deux premiès années des cursus de Bachelor en Médecine humaine et en Sciences biomédicales, certains examens sont à 80%, voire à 90% identiques.» Une aubaine pour le bureau des examens, qui a ainsi eu accès à une cohorte d’utilisateur·trice·s bien étoffée lors des premiers examens numériques pilotes, qui se sont déroulés en 2021 et en 2022.

La particularité du bilinguisme
Outre le fait de profiter de l’expérience des autres hautes écoles membres, la participation au consortium présente un avantage de taille: «Nous bénéficions d’un développement quasi «à la carte» des outils dont nous avons besoin.» Car logiquement, chaque établissement étant différent, il n’existe pas de solution universelle convenant à chacun. «La principale spécificité de l’Unifr, c’est le bilinguisme», relève Sabine Morand. Il a donc fallu créer un programme permettant de sauter d’une langue à l’autre en temps réel, pour chaque question. «Cette contrainte de la langue a constitué un défi pour l’équipe technique du consortium mais le résultat proposé est simple et efficace pour les étudiant·e·s.»

Des atouts par rapport aux évaluations standard, les examens sur tablettes en ont d’autres. L’interface numérique permet de recourir à des formats de questions qui ne sont pas accessibles sur papier. «Dans le domaine médical, les questions Long Menu, qui comportent de très longues listes de réponses, sont par exemple fréquemment utilisées en pharmacologie. Les questions portant spécifiquement sur la radiologie ou l’histologie, elles, impliquent parfois que les futur·e·s médecins reconnaissent une structure montrée sur une image en l’indiquant directement sur l’écran. «Logiquement, la qualité et la précision des images numériques est nettement supérieure au rendu sur papier.»

A noter que le recours à des outils numériques dans le cadre des examens ne se limite pas uniquement au champ des QCM. «Dans le cadre de l’ECOS (ndlr: l’examen clinique objectif structuré (ECOS) est constitué de stations successives simulant une consultation médicale), la tablette permet de présenter le cas de façon plus réaliste et développée, en ayant notamment recours à des vidéos.»

Mutualiser les efforts
Si les examens sous forme numérique présentent des avantages certains, leur mise en place n’est pas sans défis. «Il faut engager ou former du personnel qui soit en mesure de gérer le support technique ainsi que les éventuels développements et adaptations des logiciels», souligne Sabine Morand. «Durant tout l’examen, un·e informaticien·ne doit se trouver dans la salle afin d’assurer le suivi.» Autre challenge d’ordre logistique, celui des locaux. «Jusqu’à présent, en cas de grandes cohortes, les évaluations se déroulaient à l’extérieur de l’Université, dans la Salle des fêtes.» Or, faire passer des examens sur tablette implique d’être sur le campus pour pouvoir se connecter aux serveurs de l’alma mater.

Une piste pour alléger ces problèmes serait de mutualiser les efforts au sein même de l’université. «Plus il y aura de départements qui proposent des examens sous une forme numérique, mieux nous serons armés pour envisager des solutions collectives.»

C’est donc un appel du pied à ses homologues d’autres sections et départements que fait la responsable du bureau des examens des filiès médicale et biomédicale. «Même si je suis consciente que les formats d’examen et le type de questions peuvent être très différents d’une discipline à l’autre et que l’application que nous utilisons n’est pas adaptée à tous les domaines d’éٳܻ.»

__________

]]>
/alma-georges/articles/2024/la-tablette-et-le-stethoscope/feed 0
Le prix de l’enthousiasme /alma-georges/articles/2024/le-prix-de-lenthousiasme /alma-georges/articles/2024/le-prix-de-lenthousiasme#respond Fri, 23 Feb 2024 08:23:12 +0000 /alma-georges?p=19819 Elle ne ménage ses efforts ni pour transmettre sa passion pour la psychologie aux étudiant·e·s, ni pour les inciter à sortir des sentiers battus. Juste avant de quitter l’Unifr pour ouvrir son cabinet, Dahlila Spagnuolo a été désignée meilleure enseignante de l’alma mater.

Elle n’aurait pu rêver plus joli cadeau de départ. Alors qu’elle s’apprêtait à quitter l’Université de Fribourg pour ouvrir son cabinet de consultations psychologiques, Dahlila Spagnuolo s’est vu attribuer le prestigieux Credit Suisse Award 2023, qui récompense le ou la meilleur·e enseignant·e de l’Unifr sur proposition des étudiant·e·s. Cette spécialiste des méthodes psychocorporelles et de la pleine conscience n’en revient toujours pas. «La liste des candidat·e·s était aussi longue qu’impressionnante; la plupart avaient une expérience de l’enseignement bien plus grande que la mienne.» Durant 5 ans assistante-doctorante en psychologie clinique et de la santé à l’Unifr, Dahlila Spagnuolo suppose que «le côté innovant de ses cours a fait mouche.» Elle poursuit: «Ce qui ressort généralement des évaluations de mes étudiant·e·s, c’est qu’ils apprécient de pouvoir expérimenter en personne la matiè enseignée.» Ses cours portant sur les techniques psychocorporelles comportent toujours des exercices pratiques d’auto-hypnose ou de méditation en pleine conscience.

Pas une «super experte»
L’enseignement «est de loin la partie de mon assistanat que j’ai la plus aimée», rapporte celle dont les recherches portent principalement sur les expériences extraordinaires de conscience telles que mort imminente, états mystiques ou induits par des substances. Interrogée sur son style d’enseignement, Dahlila Spagnuolo répond en souriant: «Il est guidé par la passion; si j’en crois les commentaires des étudiant·e·s, je me ‹distingue› par mon dynamisme et ma recherche infatigable de l’interaction, des échanges.» Elle précise: «Pour moi, il est essentiel que le vécu individuel des participant·e·s soit mis à profit du collectif.» Chaque cours est donc différent en fonction de l’auditoire. «Je me suis certes fixé des lignes directrices mais j’essaie de m’adapter sans cesse.»
La lauréate du prix décerné chaque année par la Credit Suisse Foundation – qui est remis dans de nombreuses hautes écoles du pays – confie que les outils de la psychologie l’ont sans doute aidée à devenir une meilleure enseignante. «Le fait d’aborder en cours certaines matiès en posant des questions de nature émotionnelle peut être un vrai avantage.» Elle cite la schizophrénie et l’hypnose. «Je commençais par demander à mes étudiant·e·s comment ils se sentaient par rapport à ces sujets, s’ils avaient des a priori.» Ces thématiques étant médiatisées et induisant parfois des appréhensions, «il est important de vérifier que chacun·e se sentira à l’aise dans sa future profession de psychologues».
Au-delà de ces exemples, «mes cours sont forcément influencés par ma casquette de psychologue, étant donné que tout est imbriqué dans mes activités: je n’ai jamais vraiment fait la différence entre la recherche, l’enseignement et le cabinet». Après un bref instant de réflexion, Dahlila Spagnuolo ajoute: «Le fait que je suis jeune, que je ne me positionne pas comme « super experte » et que je prends en compte les opinions des étudiant·e·s contribue probablement aussi à donner un caractè un peu particulier à mes cours.»

Eviter les autoroutes
L’enthousiasme pour l’enseignement de celle qui s’est formée, parallèlement à ses éٳܻs de psychologie, en hypnose thérapeutique, semble donc ne résister à rien. A rien? Pas tout à fait. «Je n’ai jamais été à l’aise avec le fait de devoir donner des notes aux étudiant·e·s», avoue-t-elle. «Je n’aime pas trop le concept qui se cache derriè l’évaluation, surtout quand il faut annoncer une mauvaise nouvelle à quelqu’un; pour une psy, c’est presque contre-nature!» Heureusement, à ses débuts, la jeune chargée de cours a pu bénéficier du soutien du Centre de didactique de l’Unifr. «Cela m’a beaucoup aidée; il ne faut pas oublier que contrairement aux profs des niveaux primaire et secondaire, celles et ceux du tertiaire n’ont pas suivi une formation ad hoc, donc doivent apprendre sur le tas.»
Malgré le plaisir à transmettre les ficelles du métier à la future génération de psychologues – et surtout à veiller à ce qu’ils n’empruntent pas, par manque d’options et d’informations, les «autoroutes» de la discipline – l’appel du terrain aura été le plus fort. C’est désormais dans les locaux de son nouveau cabinet, situé à Villars-sur-Glâne, qu’officie Dahlila Spagnuolo. Un espace où il est possible d’emmener les patient·e·s sur des chemins de traverse, par exemple grâce aux états modifiés de conscience induits par l’hypnose ou par la respiration holotropique. La psychologue propose également l’accompagnement de personnes en fin de vie ou endeuillées, ou encore de celles peinant à se remettre de leurs expériences avec des substances psychotropes.
«J’ai été interpellée dès l’adolescence par la question des états modifiés de conscience et des phénomènes paranormaux», se souvient Dahlila Spagnuolo. «Je dévorais les livres du psychanalyste Jung, qui s’y intéressait de près.» Depuis le début de ses éٳܻs de psychologie à l’Unifr en 2009, la jeune femme s’est intéressée «aux accès les plus directs possibles à l’inconscient». En testant elle-même diverses méthodes, elle a réalisé que certaines d’entre elles, dont l’hypnose, «étaient redoutablement efficaces». Novatrice il y a quinze ans, cette ouverture fait de plus en plus d’adeptes aujourd’hui. «Pour de nombreuses personnes, la psychothérapie « classique » atteint ses limites; elles ont envie de combiner les approches.»

Bientôt un CAS en écopsychologie?
Durant ses années d’enseignement, Dahlila Spagnuolo n’a eu de cesse de répéter à ses étudiant·e·s que «chaque patient·e est unique, qu’il faut user de créativité pour l’aider au mieux». Et de les inciter à remplir régulièment leur caisse de nouveaux outils, notamment tirés de leur propre expérience, «afin d’être en mesure de proposer un suivi sur mesure». Ce chemin pour une formation en psychologie la plus diversifiée possible, incitant les thérapeutes et futur·e·s thérapheutes à sortir des sentiers battus, elle compte bien continuer à le suivre même si elle n’enseigne plus au sein de l’Unifr. «Un de mes rêves est de monter un CAS (certificate of advanced studies) en écopsychologie», une discipline encore peu connue qui investigue les bienfaits sur l’environnement et sur l’état psychique de la qualité de notre lien avec la nature.

_________

]]>
/alma-georges/articles/2024/le-prix-de-lenthousiasme/feed 0
«Je me rendais compte que mon récit gênait mes proches» /alma-georges/articles/2024/je-me-rendais-compte-que-mon-recit-genait-mes-proches /alma-georges/articles/2024/je-me-rendais-compte-que-mon-recit-genait-mes-proches#respond Tue, 09 Jan 2024 09:24:39 +0000 /alma-georges?p=19525 Difficiles à chiffrer précisément en raison du tabou qui les entoure, les violences sexuelles sont une réalité tristement répandue en Suisse. Une étudiante en psychologie de l’Unifr, elle-même abusée par un proche durant l’enfance, propose des groupes de parole destinés aux victimes.

Heidi Duperrex, fondatrice de l’association Amor Fati

Ce n’est que la pointe de l’iceberg. En Suisse, environ 350 enfants sont victimes d’inceste chaque année, selon les résultats d’une enquête de la RTS publiés en 2019. Mais vu les tabous liés au harcèlement sexuel – et le peu de cas dénoncés à la police – les spécialistes partent du principe que le nombre de personnes concernées est bien plus important. Le Conseil de l’Europe estime ainsi qu’un mineur sur dix serait touché par l’inceste. Quant aux violences sexuelles dans leur ensemble, elles frapperaient pas moins d’un enfant sur cinq. Chaque classe d’école comporterait donc en moyenne deux élèves abusés, dont un par un membre de sa famille.

Durant des années, Heidi Duperrex (aujourd’hui âgée de 23 ans) a été cette élève. Victime d’attouchements de la part de son beau-pè dès l’âge de 7ans, puis de viols dès l’âge de 10 ans, elle n’est sortie (physiquement) de la spirale des violences sexuelles qu’à l’âge de 15 ans, lorsque sa mè et son époux ont divorcé. Verbalement, il a fallu attendre encore quatre ans avant que l’adolescente ne parvienne «à libérer sa parole». Dans la foulée, des personnes proches lui conseillent de porter plainte, ce qu’elle fait en mai 2020. La machine judiciaire se met en branle. Démarre pour Heidi Duperrex une attente presque intenable, qui dure encore. Condamné en avril 2023 en premiè instance à 12 ans de prison et au versement de 70’000 francs, son agresseur a fait appel. Au moment de la rédaction de cet article, la date du second procès n’avait pas encore été fixée.

Comme une cocotte-minute
En automne 2020, la jeune femme débute des éٳܻs de psychologie à l’Unifr. «Après quelques mois, j’ai dû jeter l’éponge; une confrontation avait eu lieu avec mon ex-beau-pè et j’étais très ébranlée, je n’arrivais plus à aller en cours.» La crise Covid-19 en rajoute une couche. «Certes, j’étais suivie par une psychologue et entourée d’amis à qui je pouvais parler», se souvient-elle. «Mais j’avais l’impression de devoir constamment mettre des filtres lorsque je racontais mon histoire.» Elle précise: «Avec mes proches, je m’auto-censurais car je me rendais bien compte que mon récit les gênait; quant à la psy, elle me manifestait plutôt de la pitié que de la compréhension.»
L’année suivante, Heidi Duperrex se réinscrit en cursus de psychologie. «Heureusement, cette fois, j’arrivais à travailler; par contre, côté privé, l’attente devenait difficile à gérer, je me sentais comme une cocotte-minute sur le point d’exploser.» L’étudiante en est convaincue: échanger avec des personnes qui ont un vécu similaire au sien lui ferait du bien. Mais elle a beau prendre contact avec plusieurs organismes spécialisés dans l’aide aux victimes de violences ou dans la mise sur pied de groupes de parole, elle fait chou blanc: aucun n’est en mesure de lui proposer une offre correspondant à ses besoins. «Début 2022, j’ai eu un déclic: je vais créer mon propre groupe de parole!»

Faisant fi de l’avis de sa psychologue, qui lui déconseille un tel projet – «elle craignait que le fait d’être publiquement associée à la thématique de l’inceste ne soit trop lourd à porter pour moi» – Heidi Duperrex imagine Amor Fati, une association dont le but est de venir en aide aux victimes d’abus sexuels et à leurs proches. «Il me fallait un espace pour accueillir l’association, ainsi que le groupe de parole; je me suis adressée à Fri Up (ndlr: organe fribourgeois de soutien à la création d’entreprises), qui m’a redirigée vers l’Innovation Lab Fribourg.» Conçue pour les jeunes innovateurs, notamment les personnes en cours de formation (universitaire ou HES), cette structure vise à les soutenir dans la concrétisation de leur projet entrepreneurial. Outre de l’aide de l’Innovation Lab (mise à disposition de locaux), la fondatrice d’Amor Fati a bénéficié de celle du réseau Bénévolat Fribourg (élaboration des statuts de l’association) et de la LAVI (animation du groupe de parole). Côté publicité, après de modestes débuts sur Instagram, la jeune femme a profité du buzz généré en terre fribourgeoise par une interview accordée à une radio parisienne. «Dès l’ouverture des inscriptions au premier groupe de parole, en juin 2022, il y avait assez de participant·e·s, voire trop.»

La boxe comme défouloir
Une fois par mois, les personnes qui se sentent concernées par la thématique des abus sexuels – «quel que soit leur sexe, leur âge ou leur façon de définir les abus sexuels» – se réunissent en petit groupe afin d’échanger de façon confidentielle, dans un cadre bienveillant et sécurisant. «Nous commençons par un tour de table sur les émotions actuelles des participant·e·s puis travaillons des thèmes spécifiques – par exemple la peur des hommes, les cauchemars ou les ressources – à travers les expériences et conseils de chacun·e.» Le groupe est co-animé par une infirmiè disposant d’une expérience en psychiatrie. «Lorsqu’elle travaillait en milieu hospitalier, Charlotte a constaté qu’on intervient souvent trop tard, lorsque les victimes d’abus sexuels sont déjà au bout du rouleau, médicalisées, etc.» C’est dans la salle de boxe qu’elles fréquentent toutes les deux que les jeunes femmes ont fait connaissance. «Pour moi, la boxe, c’est l’activité qui me permet de sortir tout ce qui doit sortir», rapporte Heidi Duperrex. D’ailleurs, l’association Amor Fati propose, en partenariat avec un club de boxe anglaise, des cours à tarif préférentiel aux personnes désireuses de «se défouler et laisser libre cours à leurs émotions dans un cadre soutenant». Lorsque les finances le permettront, «nous souhaiterions élargir la palette des activités offertes, par exemple au yoga, à la fréquentation de «rage rooms», etc.» Selon l’étudiante de l’Unifr, trouver une activité qui aide à gérer les émotions fait partie des réflexes de base que devrait adopter une victime de violences sexuelles. «Les possibilités sont infinies: ça peut être la danse, aller crier dans la forêt…» Outre l’échange avec des personnes ayant vécu la même expérience – par exemple via un groupe de parole -, Heidi Duperrex recommande vivement de consulter un psychologue, «qui apporte des définitions éclairantes sur ce qui est en train de se passer à l’intérieur». Surtout, elle encourage à «remplir sa boîte à outils, tester ce qui fait du bien et ne pas rester figé dans sa tête, car on pourrait être tenté de se faire du mal».

Aussi des abuseuses
Un an et demi après le lancement de l’association, sa fondatrice tire un bilan réjouissant. «Nous avons de plus en plus d’inscriptions, au point qu’il va falloir envisager une nouvelle formule afin que le groupe de parole ne devienne pas trop grand.» Autre source de satisfaction: l’âge des participants, qui tend à se diversifier. «Il oscille désormais entre 20 et 55 ans, ce qui permet de s’inspirer mutuellement; alors que les plus âgés ont davantage d’expérience de vie, les plus jeunes ont tendance à avoir une parole plus libre.» Côté genre aussi, la diversité est au rendez-vous. «J’avoue qu’au début, le groupe ciblait les femmes.» Rapidement, Heidi Duperrex a réalisé «qu’il y a aussi des abuseuses» et a ouvert son groupe de parole aux hommes. Avec un bonus inattendu: «La plupart des femmes qui ont été ou sont victimes d’abus ont peur des hommes; le fait d’être en contact régulier avec des hommes qui sont eux-mêmes victimes les aide à surmonter cette crainte.»

En collaboration avec l’association Amor Fati, l’Unifr propose un groupe de parole destiné aux victimes de violences sexuelles. Il est animé par des psychologues du Centre de Psychologie de la Santé. Inscriptions: association.amorfati@gmail.com

________

]]>
/alma-georges/articles/2024/je-me-rendais-compte-que-mon-recit-genait-mes-proches/feed 0
L’aumônerie musulmane se professionnalise /alma-georges/articles/2023/laumonerie-musulmane-se-professionnalise /alma-georges/articles/2023/laumonerie-musulmane-se-professionnalise#respond Tue, 12 Dec 2023 11:18:29 +0000 /alma-georges?p=19261 Ces vingt derniès années, la demande pour des services d’aumônerie musulmane a fortement crû dans les hôpitaux, les prisons, les centres fédéraux d’asile et l’armée. Un nouveau CAS du Centre Suisse Islam et Société de l’Unifr permet aux spécialistes concernés de remplir leur boîte à outils tout en se professionnalisant.

Les médecins de l’hôpital ont beau répéter à Selma que malheureusement, il n’y a plus rien à faire pour son nouveau-né. La jeune mè ne veut rien entendre et refuse catégoriquement que l’on débranche les machines qui maintiennent son fils en vie. Appelée à l’aide, une aumôniè musulmane réalise que ce qui pourrait ressembler à de l’acharnement de la part de Selma résulte en fait d’une angoisse existentielle: celle que son bébé, qui n’a pas encore été circoncis, n’aille en enfer. L’accompagnatrice spirituelle propose alors de pratiquer un rituel symbolisant cet acte si important dans l’Islam.

«En Suisse, le domaine de l’aumônerie a beaucoup évolué ces derniès décennies et dans de nombreux cas, l’utilisation du terme plus large ‘accompagnement spirituel’, qui n’est plus directement lié à une confession, est davantage appropriée», relève Mallory Schneuwly Purdie. «En soi, c’est une bonne chose car traditionnellement, l’aumônerie était l’apanage dans notre pays des églises chrétiennes, plus précisément catholique et réformée», poursuit la collaboratrice du Centre Suisse Islam et Société (CSIS) de l’Unifr. Un duopole qui n’est plus représentatif de la cartographie religieuse helvétique. Rien que dans le cas de l’Islam, selon des chiffres de l’Office fédéral de la statistique publiés début 2023, quelque 5,7% des habitants de la Suisse âgés de plus de 15 ans se déclarent désormais musulmans.

Dans ces conditions, l’aumônerie tend à être de plus en plus œcuménique, à s’élargir à des bénéficiaires interconfessionnels et à ouvrir ses pratiques «dans le sens d’une aide inconditionnelle, centrée sur la personne». Reste que dans certains cas, «l’accompagnement par un aumônier d’une autre confession atteint ses limites». Outre l’exemple de Selma, Mallory Schneuwly Purdie cite celui de Hassan. Incarcéré, il a régulièment bénéficié de l’appui de l’aumônier chrétien de la prison, dont il s’est dit très satisfait. Lorsque son pè est décédé, Hassan a néanmoins eu beaucoup de peine à faire son deuil. Rétroactivement, il a réalisé qu’à ce moment-là, il aurait eu besoin de s’adonner, en compagnie d’un imam, à un rituel adapté.

Des besoins criant
«En 2015, le Centre Suisse Islam et Société a mené une recherche sur la formation dans le domaine de l’Islam en Suisse; il est ressorti de cet état des lieux qu’en ce qui concerne l’aumônerie, les besoins sont criants.» Prenant acte d’une hausse de la demande particulièment élevée dans les hôpitaux, les prisons, les centres fédéraux d’asile et l’armée, le CSIS a lancé l’année suivante une série d’ateliers d’un jour. «Mais vu la densité de la matiè et l’intérêt des parties prenantes à disposer d’une formation certifiante, nous avons décidé d’aller plus loin et de mettre sur pied un CAS (Certificat d’éٳܻs avancées).» Baptisé «Pratiquer l’accompagnement spirituel musulman dans les institutions publiques», ce cursus est constitué de huit modules répartis sur dix mois, ainsi que de la rédaction d’un travail final. Il est destiné aux imams, aumôniers musulmans et toutes autres personnes déjà actives sur le terrain dans l’accompagnement spirituel ou souhaitant le devenir. La premiè volée francophone se verra remettre les diplômes le 1er décembre prochain.

Durant la formation, les participants étudient les approches de l’aumônerie en contexte séculier et pluriel, ainsi que les exigences spécifiquement liées à l’accompagnement spirituel dans quatre types d’institutions (hôpitaux, prisons, centres fédéraux d’asile et armée), précise Mallory Schneuwly Purdie, qui pilote ce CAS. Les enseignements se basent sur les connaissances contemporaines en matiè de sciences humaines et de théologie et sur les expériences pratiques. «Il y a par ailleurs une volonté de sensibiliser les participants aux nuances cantonales induites par le fédéralisme; la liberté religieuse est un droit fondamental à l’échelle nationale mais ensuite, le cadre légal précis dépend des cantons.» (Voir encadré)

Deux générations complémentaires
La cuvée 2022-2023 du CAS comptait seize participant·e·s, dont onze femmes. «Les femmes endossent différentes responsabilités dans les associations musulmanes; elles sont notamment très présentes dans l’éducation religieuse des enfants», relève Mallory Schneuwly Purdie. L’aumônerie constitue une alternative pour des femmes voulant s’engager activement sur le terrain. «Leur présence déconstruit aussi le stéréotype d’une autorité religieuse uniquement détenue par des imams.»

Autre caractéristique de cette volée du CAS: deux générations s’y côtoyaient. «Il s’agissait d’une part de personnes d’une cinquantaine d’années, parfois immigrées de 1è génération, et engagées depuis longtemps dans le tissu associatif musulman, souvent de façon bénévole.» D’autre part, «des participants plus jeunes, de la 2e ou 3e génération et dotés d’un solide bagage académique dans des domaines tels que le droit ou la psychologie». La responsable de la formation estime que ce mélange des âges, des expériences pratiques et des savoirs théoriques a créé une fantastique dynamique de groupe, dont s’est pleinement nourri le CAS.

Contribution au bien public
Sans surprise, les attentes et besoins en matiè d’accompagnement spirituel de personnes emprisonnées, hospitalisées, hébergées dans un centre d’asile ou fréquentant l’école de recrue ne sont pas du tout homogènes. Dans ce contexte, «l’un des objectifs principaux du CAS est d’aiguiser la compréhension du rôle des aumôniers dans les institutions publiques, ce de façon différenciée», souligne la docteure en sciences et sociologie des religions. En termes quantitatifs, «l’hôpital génè les besoins les plus nombreux et les plus diversifiés». La spécificité du travail d’un aumônier dans ce contexte, «c’est qu’il accompagne la personne non seulement dans une souffrance mentale mais aussi dans une souffrance physique». Il s’agit alors de l’aider à accueillir la maladie ou les blessures, tout en acceptant les traitements médicaux.

En milieu carcéral, l’une des particularités de l’accompagnement spirituel tient à la composition de la population détenue, qui correspond en terre helvétique «à quelque 90% d’hommes et 70% d’étrangers». En prison, «il faut aider les personnes à gérer la culpabilité et la honte, notamment celle ressentie par les migrants venus chercher un moyen de subvenir aux besoins de leur famille et qui, suite à un enchaînement d’événements, se retrouvent derriè les barreaux, à des kilomètres de leur but initial.» Sans oublier les difficultés liées à la séparation et à la peur de la double peine. «Globalement, la prison est un espace de vulnérabilité extrême», précise Mallory Schneuwly Purdie, qui a consacré de nombreuses éٳܻs au milieu carcéral. «On estime qu’en moyenne, une personne détenue connaît des troubles somatiques au bout de deux jours déjà, notamment en raison de l’exiguïté et du manque de mouvement.»

L’observatrice relève qu’en contexte carcéral, l’accompagnant spirituel est souvent la seule personne qui est en mesure de venir en aide aux détenus sans être tenue de produire un rapport dans la foulée. Dans le domaine de l’asile aussi, l’aumônier constitue parfois le seul soutien à des personnes qui, en plus de la peur du renvoi, vivent régulièment avec des traumatismes liés à des violences multiples. «Les aumôniers apportent une énorme contribution au bien public, au bon fonctionnement de la société; or, trop souvent encore, ils ne disposent pas du soutien et des outils spécifiques pour mener à bien leur mission», constate la responsable du CAS.

Un doux parfum de fédéralisme
Le cadre légal régissant les pratiques en matiè d’aumônerie dépend des cantons.» Genève est ainsi marqué par la Loi sur la laïcité de l’Etat, alors que le canton de Vaud adopte un régime de reconnaissance. «En terre vaudoise, l’aumônerie est une prérogative des Eglises reconnues de droit public ou d’intérêt public; hormis la communauté israélite, aucune autre communauté religieuse n’a à ce jour obtenu la reconnaissance d’intérêt public», explique Mallory Schneuwly Purdie. Dans ce contexte, «les interventions de représentants des communautés non reconnues ne sont pas formalisées; négociées au cas par cas, elles répondent à des besoins ponctuels et précis». En revanche, le canton de Genève ayant supprimé le financement des cultures, toute communauté religieuse souhaitant proposer un accompagnement spirituel a le droit de faire une demande d’admission à des relations avec l’Etat. Une association d’aumônerie musulmane est notamment active aux HUG. Dans les cantons de Fribourg ou du Valais, l’intervention d’un représentant d’une confession non reconnue se fait aussi de façon informelle, souvent pas le biais des réseaux de connaissances des aumôniers institutionnelles. Certaines institutions comme les prisons confient cependant des mandats précis à des intervenants musulmans, notamment pour la direction de la priè du vendredi.
]]>
/alma-georges/articles/2023/laumonerie-musulmane-se-professionnalise/feed 0