David Moos – Alma & Georges /alma-georges Le magazine web de l'Université de Fribourg Mon, 07 Jun 2021 15:18:26 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=6.3.5 Jeux de lettres #3 – La rime équivoque /alma-georges/articles/2021/jeux-de-lettres-3-la-rime-equivoque /alma-georges/articles/2021/jeux-de-lettres-3-la-rime-equivoque#respond Thu, 03 Jun 2021 08:53:25 +0000 /alma-georges?p=13860 «³¢â€™Ã©criture est une aventure. Au début c’est un jeu, puis c’est une amante, ensuite c’est un maître et ça devient un tyran», affirmait Winston Churchill. Dans la série Jeux de lettres, Thibaut Radomme et David Moos nous montrent qu’il ne suffit pas de jouer avec les mots, encore faut-il suivre les règles.

De prime abord, la rime est une contrainte. En effet, le poète doit réfléchir non seulement au choix des mots, mais aussi à leur organisation afin de conduire le vers jusqu’à la rime. Qu’il est difficile de bien rimer! Pourtant, au fil de nos investigations, un constat nous a sauté aux yeux: s’il est un lieu des textes que les poètes de notre corpus affectionnent particulièrement, c’est bien la rime, et spécifiquement ce qu’on appelle rime équivoque ou équivoquée. Elle est pourtant particulièrement difficile, puisqu’elle consiste à faire rimer le même groupe de sons avec un sens différent. Le Dictionnaire de l’Académie, dont j’emprunte la , donne l’exemple fameux du premier quatrain de «Comme on voit sur la branche» de Pierre de Ronsard:

Comme on voit sur la branche au mois de mai la rose,
En sa belle jeunesse, en sa première fleur,
Rendre le ciel jaloux de sa vive couleur,
Quand l’Aube de ses pleurs au point du jour l’arrose;

Ce qui frappe d’emblée, c’est l’aspect ludique de ce tour de passe-passe technique. La rime équivoque réjouit l’œil autant qu’elle amuse l’oreille. Chez Ronsard, la rime équivoque consiste en un jeu, un divertissement agréable, mais pas en une prouesse formelle constitutive de son art poétique. À cet égard, on remarquera que les rimes centrales du quatrain, elles, ne sont pas équivoquées. Dans nos textes médiévaux, au contraire, la rime équivoque est souvent fondamentale. ³¢â€™un des exemples les plus frappants demeure sans doute l’ABC par ekivoche de Huon de Cambrai, au titre … sans équivoque, dont je vous parlais dans une précédente chronique.

³¢â€™ABC des doubles n’est pas en reste. Son auteur, Guillaume Alexis est moine bénédictin de la deuxième moitié du XVe siècle, prieur de Bucy et auteur prolifique, contemporain des «Grands rhétoriqueurs», ces poètes de cour qui, dans le sillage de Guillaume de Machaut, vouent un culte aux jeux de lettres et à la poésie formelle. On citera, par exemple, Jean Molinet et Jean Meschinot. ³¢â€™ABC des doubles, composé en 1451 et conservé par un seul manuscrit (Paris, BnF, français, 1642), connaît un succès non négligeable au XVIe siècle, avec pas moins de sept éditions imprimées.

Ce succès ne surprend pas au regard de la prouesse poétique que Guillaume donne à lire au long de ses 1283 vers, dont chaque paire –  ici au sens d’ensemble de deux vers – est équivoquée. Le poème est organisé selon l’ordre alphabétique, c’est-à-dire que la première strophe propose des équivoques commençant par A, puis la deuxième par B, puis par C, etc. :

A peine trouveras ja dix | Tu trouveras difficilement dix
Vaillans gens comme ou temps jadis: | personnes vaillantes comme au temps jadis:
N’y avoit jaloux ny jalouse, | il n’y avait ni jaloux, ni jalouses,
Et pource leur vie j’alouse. | et pour cette raison, je loue leur vie.
Purs estoient et innocens | Elles étaient pures et innocentes
En chantant a Dieu hympne o sens; | parce qu’elles chantaient des hymnes à Dieu avec sagesse;
Mais ore en pleur se tourne joye. | Mais aujourd’hui, la joie s’est transformée en pleurs.
Dolent suis quant il faut que j’oye | Je suis accablé quand que je dois entendre
Parler d’envieux et jaloux. | parler des envieux et des jaloux.
Hommes sont devenuz ja loups | Les hommes sont devenus des loups
Ravissans et lyons irez. | voraces et des lions en colère.
Gardez, quant avec eulx yrez, | Veillez, lorsque vous irez avec eux,
Que vous saichez bien vostre yssue; | à bien connaître bien l’issue :
Car tel y entre qui y sue. | car tel y entre qui y endure de grandes peines.

(v. 680-693) – Guillaume Alexis, Œuvres poétiques de Guillaume Alexis, prieur de Bucy, éd. Arthur Piaget et Émile Picot, Paris, Didot pour la Société des anciens textes français, 1896-1908, 3 t., ici t. 1, p. 1-54.

Cette strophe illustre à merveille les qualités de la rime équivoque, complexe, ludique, mais surtout signifiante. La structure rimique sous-tend le message moral de ³¢â€™ABC, car les groupes de sons à la rime font ressortir l’essence du texte. Ainsi, la jalousie évoquée aux vers 682 et 687 est rendue très frappante par l’écho de l’homophonie aux 683 et 688. Dès lors, le son des rimes ancre le motif dans la mémoire du lecteur. Un autre effet de la rime équivoque se retrouve dans le couplet innocens / hympne o sens. En effet, la paronomase, c’est-à-dire le rapprochement de mots différents à la sonorité similaire, permet de lier deux idées distinctes, confirmant que seuls les innocents seront capables de créer des hymnes avec sens. De cette façon, le prieur de Bucy oppose brutalement les innocents et les jaloux. Il chante les uns et fustige les autres au moyen d’un travail subtil sur la rime équivoque.

Ce court extrait dit tout de l’art de Guillaume Alexis, puisque ce dernier y utilise l’équivoque non seulement comme un jeu ou une astuce mnémotechnique, mais aussi comme un outil poétique efficace, apte à délivrer un message moral fort. La contrainte rimique devient dès lors la force du texte et la prouesse du prieur de Bucy sert une argumentatio didactique, inscrite dans un projet littéraire ambitieux. ³¢â€™ABC des doubles se révèle en effet un modèle de maîtrise technique, où se donne à lire, de la façon la plus éclatante qui soit, la virtuosité remarquable de son artisan.

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Image de une: Bûcher de sorcières dans le comté de Reinstein (Regenstein, Saxe-Anhalt, Allemagne) en 1555. Gravure sur bois d’après l’original d’un dépliant des collections du Germanisches Nationalmusem de Nuremberg, publié en 1881.

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Jeux de lettres #1 – Le tautogramme /alma-georges/articles/2021/jeux-de-lettres-1-le-tautogramme /alma-georges/articles/2021/jeux-de-lettres-1-le-tautogramme#respond Mon, 04 Jan 2021 13:12:46 +0000 https://www3.unifr.ch/alma-georges?p=12803 «³¢â€™Ã©criture est une aventure. Au début c’est un jeu, puis c’est une amante, ensuite c’est un maître et ça devient un tyran», affirmait Winston Churchill. Dans la série Jeux de lettres, Thibaut Radomme et David Moos nous montrent qu’il ne suffit pas de jouer avec les mots, encore faut-il suivre les règles.

Dans le cadre de nos recherches sur les lettres, nous rencontrons pléthore de jeux poétiques plus ou moins réussis et dont je n’avais, personnellement, jamais entendu parler. C’est, notamment, le cas du tautogramme, frappant par la simplicité de sa forme et la complexité de son exécution. La maîtrise dont font preuve les auteurs médiévaux dans cet art m’a à la fois impressionné et subjugué. Ces esprits ingénieux composent des vers rythmés et cohérents tout en s’imposant un cadre contraignant que seules la mouvance et la liberté – relative – de la grammaire en ancien français permettent de contourner. ³¢â€™exercice témoigne aussi de la richesse du vocabulaire de la langue médiévale et de son inventivité sans fin. Ainsi, l’art du tautogramme consiste à faire de la belle littérature avec des ressources limitées.

A ce stade vous vous demandez sûrement: «Qu’est-ce donc qu’un tautogramme?». C’est un texte dont chacun des mots commence par la même lettre, une allitération ou une anaphore, mais en plus complexe. Un exemple? Le fameux Veni vidi vici de Jules César! «Facile!» me direz-vous. Certes, mais les médiévaux ne sont pas des dictateurs, ce sont des poètes! Dès lors, ils manient les tautogrammes dans des compositions autrement plus grandioses – que ce soit par leur taille comme par leur ambition! Trêve de palabres, il est temps de nous plonger dans un de ces poèmes:

Oroison a Nostre Dame dont chascun Mot se commenche par .p.
Oraison à Notre Dame dont chaque mot commence par pParadis plaisant, pacifique  |  Paradis plaisant, pacifique
Prisie pax, preciosité  |  Paix estimée, préciosité
Precieuse, perle pudique,  |  Précieuse, perle pudique,
Porte prestant preclarité,  |  Porte laissant filtrer la lumière,
Piscine probatique pure,  |  Piscine probatique pure,
Palme preferant probité,  |  Palme préférant la probité,
Pour povres pecheurs paix procure.  |  Procure la paix aux pauvres pécheurs.

Cette prière à la Vierge se situe dans un manuscrit pour le moins intrigant: le BNF fr. 12475, avec une pleine page entièrement composée de jeux de lettres. On la retrouve aussi à la fin des premières éditions imprimées des Matines de la Vierge de Martial d’Auvergne, écrivain du XVe siècle. Est-il, dès lors, l’auteur de ces vers ou est-ce un certain Charles Morel qu’un manuscrit, actuellement perdu, relierait au tautogramme? Notre manuscrit français 12475 n’aide pas à la résolution de ce mystère, le texte ne mentionnant aucun auteur. Or, si ces variations d’attribution suscitent auprès du lecteur un certain plaisir à jouer les détectives à la recherche du poète disparu, elles témoignent surtout de sa qualité: cette exquise pirouette littéraire marque les esprits au point d’être revendiquée de toutes parts.

Le fond détermine la forme
Et à raison! La prière consiste en une accumulation d’apostrophes à la Vierge – toutes plus flatteuses les unes que les autres – suivie d’une demande: le salut de tous les pécheurs. Outre la recherche lexicale et métrique – il s’agit d’un septain d’octosyllabes à rimes croisées –, la richesse et l’originalité des apostrophes sont saisissantes. En effet, l’oraison jongle entre images topiques de la Vierge («porte»; «piscine probatique» – grand bassin qui servait à purifier les animaux destinés à être sacrifiés.) et des associations moins convenues («perle pudique»; «palme preferant probité»). Ainsi, l’auteur du tautogramme met en avant sa culture théologique et littéraire et démontre sa créativité. Rien d’étonnant alors à ce qu’on retrouve le tautogramme dans un manuscrit qui ne contient que des jeux poétiques, tant la composition divertit et impressionne le lecteur. Toutefois, l’aspect ludique d’une telle production ne doit rien enlever au sérieux de l’entreprise. En effet, le caractère spirituel de la pièce prime sur la forme – que dis-je – il la détermine. Ainsi, seul un poème exemplaire, qui passe par une maîtrise totale de la langue, peut prétendre à la louange mariale; seuls des vers parfaits permettent de formuler une telle demande. On s’adresse à la Vierge et on demande le salut des pécheurs, pardi! Le tautogramme permet de communiquer avec Marie, devient un lieu privilégié de la prière et acquiert par là ses lettres de noblesse.

Le jeu de lettres au Moyen-Age est à la fois sérieux et complexe, comme le montre notre tautogramme. Il n’en demeure pas moins ludique et innovant, bien loin des stéréotypes relatifs à l’austérité des clercs de l’époque. ³¢â€™art du tautogramme, de prime abord simple, met en lumière le talent des poètes médiévaux lorsqu’il s’agit de prier Notre Dame: ils s’amusent avec la langue, jouent à qui fera la plus belle louange. Cette tradition fait d’ailleurs des émules dans la poésie de notre temps. Aussi, je ne résiste pas, en conclusion, à partager avec vous la prouesse poétique de Georges Perec, figure de proue de l’Oulipo:

Chapitre cent-cinquante-cinq
(copie certifiée conforme)

Le 27 novembre 1978: Georges Perec (à gauche) reçoit le Prix Médicis pour son roman «La vie mode d’emploi». (Photo Keystone/Getty Images)

Ca commença comme ça: certaines calomnies circulaient concernant cinq conseillers civils coloniaux: contrats commerciaux complaisamment conclus, collaborateurs congédiés, comptabilités complexes camouflant certaines corruptions crapuleuses, chantages comminatoires, concussions classiques… Croyant combattre ces charges confuses, cinquante commissaires-chefs comiquement conformes (cheveux châtain clair coupés court, costume croisé, chemise couleur chair, cravate café crème, chaussures cloutées convenablement cirées) contactèrent certain colonel congolais causant couramment cubain. «Cherchez chez Célestin, Cinq Cours Clémenceau», chuchota ce centenaire cacochyme constamment convalescent, «car ce célèbre café-concert contrôle clandestinement ces combines criminelles.» Cinq commissaires chevronnés coururent courageusement Cours Clémenceau. Cependant, coïncidence curieuse, cinq catcheurs corpulents, cachés chez Célestin, complotaient contre cette civilisation capitaliste complètement corrompue. Ces citoyens comptaient canarder certain chef couronné considéré comme coupable. Commissaires certifiés contre champions casse-cou: choc colossal! Ça castagna copieusement. Conclusion: cinquante clients contusionnés, cinq cardiaques commotionnés, cinq cadavres! Ce chassé-croisé cauchemardesque chagrina chacun.

Georges Perec, «Chapitre cent-cinquante-cinq», dans Lectures, n° 9, Bari, éd. Dedalo, 1981

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Jeux de lettres: Parlons Q /alma-georges/articles/2019/jeux-de-lettres-parlons-q /alma-georges/articles/2019/jeux-de-lettres-parlons-q#respond Fri, 11 Oct 2019 08:50:13 +0000 https://www3.unifr.ch/alma-georges?p=9414 Morale et grivoiserie peuvent-elles aller de pair? David Moos, chercheur dans le cadre du projet Jeux de lettres mené au Département de français, nous montre comment, même dans le cadre d’un poème de prime abord austère, les poètes du XIIIe siècle aimaient se jouer de leurs lecteurs en les entraînant sur des chemins scabreux.

Connaissez-vous les poèmes abécédaires? Il s’agit de textes organisés selon l’ordre alphabétique. Nous n’en comptons que trois en français au XIIIe siècle. Soyons francs, je ne me suis pas lancé dans la lecture et l’analyse d’un tel poème la fleur au fusil. En effet, vu le registre démesurément austère du texte, je craignais déjà de sombrer dans l’ennui. C’est donc à reculons que je me suis plongé dans La Senefiance de l’ABC d’Huon le Roi de Cambrai. A ma grande surprise, la finesse des métaphores, la virulence de la critique cléricale et le style dense, mais fluide, du poète m’ont conquis. Le propos reste néanmoins sérieux: Huon attribue une valeur morale à chaque lettre par des jeux d’analogie; par exemple: M est une bonne lettre, car c’est l’initiale de Marie, tandis que K est mauvaise, car elle possède deux ventres, comme les prélats qui se goinfrent sur le dos des gens. Le poète souhaite ainsi éduquer son lecteur, afin de l’emmener sur la voie du salut. Cependant, le ton solennel de cet abécédaire est mis de côté dans la description d’une lettre bien particulière. Force est de le constater: Huon devient grivois quand il parle de Q.

Al noumer est vilain li Q
La strophe commence plutôt bien. Huon remarque que, sur le plan formel, le Q est un P à l’envers, et le définit donc comme moralement impur: puisque le P signifie Dieu le Père, son inverse évoque nécessairement le diable. Cependant, le septième vers du douzain marque une rupture dans la métaphore et nous dévoile un autre aspect de la lettre qui renforce sa connotation négative: Al noumer est vilain li Q. C’est-à-dire que le Q est une lettre qu’il ne faut pas prononcer, au risque de basculer dans la grossièreté. Le poète est joueur: à la seule lecture du vers, j’ai enfreint son conseil en énonçant la lettre interdite, d’autant plus qu’à l’époque médiévale la dimension orale des textes était bien plus importante qu’aujourd’hui. Cette poésie est d’ailleurs explicitement faite pour être écoutée, comme en témoigne le début de la strophe consacrée au A: «Oiés ce que tesmoignies li A» (Ecoutez ce dont témoigne le A). Voici donc le premier jeu grivois de ce filou d’Huon: faire dire à haute et intelligible voix un mot grossier tout en le présentant comme tel et en en condamnant la prononciation. Mais se jouer du lecteur par un procédé trivial est-il digne d’un texte qui disserte sur des épisodes bibliques, tels que la Genèse ou la mise en croix du Christ? A vous seuls d’en juger…

En VO
La suite – et la fin – du passage ne fait qu’amplifier cette dissonance. Je ne résiste pas à vous proposer l’extrait en langue originale, bien entendu suivi d’une traduction :

Al noumer est vilains li ·Q·,
Et [cist] siecles a tant vesqu
Par vilonnie, a fait son ni
De coi li pluiseur sont houni.
[Poi est qui cortoisie i face]:
Houneurs et largeche i esface.
Mauvaistiés et Soudiumens,
Trecerie et Cuncïemens
Portent as hautes cors baniere.
Tel est del siecle la manière :
Pour çou s’en cuvrent d’un escu,
Cils malvais siecles est u ·Q·.

[Le Q est grossier au nommer et ce monde a tant vécu par sa bassesse morale qu’il y a fait son nid, ce qui a couvert de honte plusieurs personnes. Peu sont ceux qui agissent avec courtoisie: l’honneur et la largesse s’effacent. Méchanceté et Tromperie, Tricherie et Imposture hissent leur bannière dans les plus nobles cours. Voici comme agit le monde: pour ceux qui se couvrent de leur bouclier, ce monde à vau-l’eau est au Q.]


De la morale au rire

Q est, comme vous le voyez, surtout un support au blâme moral. Le recours à l’allégorie en témoigne, Méchanceté, Tromperie, Tricherie et Imposture s’imposant à la cour. La critique du siècle est virulente. Ce topos est d’ailleurs caractéristique du poème. ³¢â€™Eglise et la basse noblesse sont régulièrement tancées sous la plume du Roi de Cambrai. A cet égard, le texte se distingue des deux autres abécédaires poétiques du XIIIe siècle, ceux de Plantefolie et de Ferrant, qui sont des prières à la Vierge. Il n’y a du reste, et malheureusement, pas d’humour scabreux dans ces odes à Marie. Trêve de digression: ici, c’est le registre grivois qui conclut la strophe, accentuant l’impression qu’Huon s’amuse en rédigeant son abécédaire. La morale qui conclut le passage prête à sourire: ceux qui se couvrent d’un écu sont bien évidemment les chevaliers courtois qui, selon le poète, sont remplacés à la cour par des menteurs et des profiteurs. Le facétieux poète résume alors la situation de ces pauvres chevaliers par une expression qui pourrait bien être l’ancêtre médiévale de la nôtre: «ils l’ont dans le…». En basculant dans le scabreux, le poète ne laisse plus de place au doute: il veut nous faire rire. Ainsi, la morale médiévale passe aussi par un humour volontiers grinçant, parfois même gras, auquel des considérations sur le Q se prêtent naturellement à merveille.

Le texte étant complexe, j’ai mis un certain temps à réaliser ce que j’avais sous les yeux. Je confesse avoir pouffé à la lecture de ce cocasse extrait. Il ne faut cependant pas oublier que cette strophe un peu vulgaire participe à l’argumentaire didactique de l’alphabet. Le rire caustique et paillard est donc le véhicule de valeurs morales dans la poésie du Roi de Cambrai. La compréhension de cette lettre devient alors essentielle au lecteur s’il veut accéder au salut. De là à dire que, pour gagner le paradis, tout un chacun a besoin de Q…

Jeux de lettres et d’esprits – le projet
Le projet de recherche «Jeux de lettres et d’esprit dans la poésie manuscrite en français (XIIe–XVIe siècle)», financé par le FNS est dirigé par la Prof. au sein du . ³¢â€™Ã©quipe de recherche est composée d’un partenaire national, (Unige), de deux partenaires internationaux,(ATILF-Université de Nancy, Unine) et (Université de Poitiers), d’un post-doctorant, (Unifr) et d’un doctorant, (Unifr).

Le magazine scientifique de l’Unifr lui consacre undans son numéro d’octobre 2019.

Chaque mois, les membres du projet présenteront un nouveau poème de leur catalogue dans nos colonnes.

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